Nejib Hachana, « Ancien ambassadeur et vice-président du CIPED »
une diplomatie à la recherche de son chemin
l’économie, la finance et le commerce ont de tout temps constitué des enjeux cruciaux dans les relations internationales. cette trilogie correctement véhiculée par une diplomatie active offre une matrice d’opportunités privilégiée au service du développement économique. afin de contribuer au renforcement des capacités du dispositif de notre diplomatie économique et d’en améliorer le rendement, le centre international hédi-nouira de prospective et d’études sur le développement (ciped) vient de transmettre à la présidence de la république, au gouvernement, à l’arp et au ministères des affaires étrangères une proposition de feuille de route pour une diplomatie économique plus performante.
Néjib Hachana, vice-président du centre et ancien ambassadeur de Tunisie, notamment à Washington, au Koweïtet à Alger, revient, dans cette interview, sur les grandes lignes et les objectifs de cette proposition.
La diplomatie économique a-t-elle permis au pays de récolter les fruits de la révolution ?
N.H. : pour répondre à cette question, il est important de dresser le bilan de la diplomatie économique depuis l’indépendance pour avoir une idée précise et objective quant à l’appréciation de cette diplomatie post-révolution. notre diplomatie a connu, depuis 1956, trois périodes distinctes. de 1956 à 1985 : cette période représente l’âge d’or de la diplomatie économique qui a été le pilier central de l’assise de l’etat et de ses institutions et l’engagement du pays sur la voie irréversible du développement économique et social. les pouvoirs publics en Tunisie ont, donc, fait de …
La démarche suivie par notre diplomatie économique a consiste jusqu’ici a gérer les urgences, notament d’ordre politique ou social, et semble être totalement déconnecte de la réalité économique du pays et des exigences qu’affronte la Tunisie
…la diplomatie économique l’instrument principal de la politique extérieure du pays. pendant la deuxième » période (de 1988 à 2010), la diplomatie économique a relativement perdu de l’espace et de l’influence au profit d’une diplomatie de dimension essentiellement politique pour soigner l’image du régime, alors que, au cours de la troisième période (depuis la révolution à nos jours), elle est à la recherche de son chemin, sans vision ni feuille de route. le diagnostic est clair : neuf ministres des affaires étrangères en l’espace de six ans avec une moyenne de 7 mois par ministre, des atermoiements et des positions qui se sont écartées des fondamentaux de la politique étrangère menée par la Tunisie depuis l’indépendance. la seule initiative importante a été le forum international d’investissement, tenu à Tunis fin novembre 2016, dont les engagements annoncés tardent à être honorés et traduits sur terrain.
ainsi, le nouveau contexte économique, difficile, et celui prévalant sur le double plan régional et international exigent de toute évidence la réhabilitation et la revalorisation de la fonction économique de notre diplomatie pour lui conférer une place de premier choix dans la hiérarchie des priorités de notre politique extérieure. ceci est d’autant plus justifié et légitime que la Tunisie, pays aux ressources naturelles et financières limitées, n’a pas d’ambitions politiques qui dépassent ses frontières ou d’agendas politiques secrets. sa seule ambition est de réaliser un développement économique et social équilibré et sécurisé, ce qui rend le pari économique de la Tunisie un pari diplomatique.
L’actuel réseau diplomatique peut-il servir les intérêts économiques de notre pays ?
N.H. : le dispositif diplomatique comprend 61 ambassades (35 % en Europe, 29 % dans le monde arabe, 14 % en Asie, 13 % en Afrique et 6 % en Amérique), 24 consulats (70 % en Europe occidentale), 54 consuls honoraires dans 40 pays (40 % en Europe, 20 % en Asie, 18 % en Amérique et 7 % en Afrique). donc, les missions diplomatiques et consulaires ainsi que les services économiques extérieurs sont principalement concentrés en Europe, ceci concorde, d’ailleurs, avec le volume de nos échanges commerciaux, des ide et du flux touristique avec le vieux continent. sur le plan opérationnel, on compte neuf structures extérieures avec 190 bureaux, sans compter les 82 missions diplomatiques non résidentes. c’est un arsenal riche en nombre et en moyens d’intervention.
a la lumière de la pratique quotidienne de toutes les composantes de cet arsenal et au vu des résultats enregistrés, ce dispositif est morcelé, peu lisible, manque de coordination manifeste.
il est donc temps de parer à ces dysfonctionnements et de redresser la matrice des relations interdépartementales en vue d’un meilleur rendement de notre politique extérieure et de son instrument essentiel qui n’est autre que la diplomatie économique. il est, également, temps de faire de notre diplomatie économique un levier de développement et d’affirmer notre présence au niveau bilatéral, régional et international.
le second type de dysfonctionnement qui empêche d’optimiser le rendement de notre dispositif à l’extérieur porte sur le lien entre la base productive nationale, notamment celle de la petite et moyenne entreprise, et sa présence à l’étranger, lien qui n’est pas suffisamment cerné et bien cadré. a l’exception de quelques instruments quin ont besoin d’être ressuscités, l’entreprise tunisienne agit sur le marché extérieur sur sa propre initiative et à ses risques.
la démarche suivie par notre diplomatie économique consiste donc à gérer les urgences, notamment d’ordre politique ou social et semble être totalement déconnectée de la réalité économique du pays et des exigences qu’affronte la Tunisie, en particulier le développement du flux des ide, nos marchés en export et le tourisme, le rating de la Tunisie et la mobilisation de ressources en devises dans les meilleures conditions possibles. seules quelques actions fragmentées, essentiellement de promotion, sont menées par les services économiques extérieurs sans une coordination réelle entre ces services et encore moins avec la mission diplomatique. le problème est profond car chaque département ministériel ou chaque entité veut se tailler une dimension internationale et mener sa propre politique de coopération via sa représentation à l’extérieur, ignorant la déontologie et les règles de la pratique diplomatique, ce qui a affecté profondément son lustre auprès des pays frères et amis et sur les scènes régionales et internationales, alors que la Tunisie était le pays auquel ces pays et ces organisations se referaient et se fiaient.
Que propose le ciped pour renforcer le dispositif de diplomatie économique et améliorer son rendement ?
N.H. : le ciped souligne l’urgence d’une diplomatie économique visionnaire, avec une feuille de route porteuse d’un projet au service du développement. l’importance prise par l’économie comme champ majeur de l’activité diplomatique se voit de plus en plus confirmée et consacrée dans les relations internationales et constitue désormais une nouvelle donne dans la sécurité nationale de tout pays. a cet égard, les questions économiques ne peuvent plus être traitées en annexe ou en appui à l’agenda politique de notre diplomatie, mais elles doivent être au service du développement du pays et de sa sécurité nationale. pour un pays comme la Tunisie aux moyens financiers limités et dont la marge de manœuvre économique est pratiquement nulle, la diplomatie en général et la diplomatie économique en particulier doivent constituer la principale force de frappe et la première ligne de défense de ses intérêts face au monde extérieur. c’est à la fois une mission noble et délicate, vu les enjeux économiques complexes et la montée de la concurrence sur la scène internationale.
a ce titre, et pour donner à notre diplomatie la dimension économique qu’elle mérite, celle-ci doit impérativement s’inscrire dans une vision aura pour vocation d’enraciner le réflexe économique et la culture de « l’opportunisme » des affaires dans les démarches diplomatiques.
Dans cette feuille de route, vous avez proposé la création d’un conseil supérieur de diplomatie économique.
Pourquoi ce conseil et quel serait son apport ?
N.H. : a l’instar du conseil de la sécurité nationale, il est temps de se doter d’une structure d’impulsion et de coordination en tant que levier principal de notre diplomatie économique pour aider le pays à relever d’abord le défi de la stabilisation et ensuite celui du redressement économique. ce conseil serait présidé par le chef de l’etat, constitutionnellement le premier responsable de la politique extérieure de la Tunisie et de son instrument : la diplomatie. ce conseil aurait pour mission d’arrêter une vision claire, cohérente et bien négociée au service de notre diplomatie pour qu’elle joue …
Le nouveau contexte économique difficile et celui prévalant sur le double plan régional et international exigent la réhabilitation et la revalorisation de l fonction économique de notre diplomatie pour lui conférer une place de premier choix dans la hiérarchie des priorités de notre politique extérieure.
… son rôle dans le redressement de la situation et lui assigner une feuille de route sur la voie d’une croissance économique soutenue et irréversible sur le moyen terme. cette vision, une fois convenue et arrêtée, devrait se traduire par une feuille de route à l’usage de notre diplomatie et de l’ensemble des services économiques extérieurs avec pour méthodologie « l’approche résultat ».
cette nouvelle instance supérieure assurerait, donc, le suivi du rendement de notre diplomatie économique, son évaluation et l’évaluation de …
Les questions économiques ne peuvent plus être traitées en annexe ou en appui à l’agenda politique de notre diplomatie, mais elles doivent être au service du développement du pays et de sa sécurité nationale
… ses performances et arrêterait les correctifs à apporter, notamment au niveau de la politique menée en matière de mobilisation des ressources financières, d’attrait des ide, de conquête des marchés extérieurs pour l’export et le tourisme et de lobbying auprès des agences de notation souveraine, notamment fitch rating, moody’s, standard ans poor’s et r and i, devenues des institutions incontournables pour l’accès aux marchés financiers. le conseil serait également responsable du suivi des rapports internationaux qui évaluent les performances des différents pays, à l’instar du rapport de davos, du rapport de la banque mondiale sur le climat des affaires et celui relatif aux questions de transparence économique et financière.
l’autre urgence qui nécessite une décision gouvernementale consiste à fédérer tous les servies économiques extérieurs. dans un souci d’efficacité et de rationalisation des moyens, il est urgent de regrouper tous les services économiques extérieurs en une mission unique.
« la mission économique tunisienne », qui devrait fonctionner sous la veille du chef de poste diplomatique et qui aurait pour feuille de route le plan d’action spécifique qui lui serait assigné par le conseil supérieur de la diplomatie économique devant lequel cette mission serait comptable. de même, il est plus que souhaitable de faire de l’ambassade le siège d’un « think-yank »au service de la coopération économique. outre ses fonctions classiques de représentation, d’information et de négociation, l’ambassadeur est appelé à l’avenir à accompagner la nouvelle dynamique assignée à la diplomatie économique et ce, en faisant de la chancellerie un véritable réservoir d’idées et un centre de réflexion et d’analyse sur le pays d’accréditation ou l’organisation régionale ou internationale relevant de sa compétence ainsi que sur les agences de notation souveraine qu’abrite le pays d’accréditation. ainsi, trois notions primordiales sont à la charge de nos ambassadeurs dans leur nouvelle mission : lobbying, perception et communication, qui à ce jour n’ont pas encore atteint le niveau souhaité et attendu.
Quelle est l’importance de la dimension africaine dans la stratégie de la diplomatie économique ?
N.H. : l’Afrique est un espace économique stratégique d’avenir pour la Tunisie. c’est pourquoi, au sein du ciped, on a élaboré une proposition de stratégie dédiée à l’Afrique ? basée sur trois piliers fondamentaux à savoir la santé, l’enseignement supérieur et la coopération technique.
il est hautement indiqué que la tunisie s’oriente davantage et de manière bien structurée vers un investissement dans les domaines des services, notamment la santé et l’enseignement supérieur, au profit de citoyens de l’afrique subsaharienne à travers certaines facilités, à l’instar de la conclusion d’accords de coopération avec les caisses de sécurité sociale de pays africains.
en ce qui concerne l’enseignement supérieur, il est urgent de regrouper l’enveloppe des bourses qu’accorde la tunisie au profit des étudiants originaires de ces pays en renforçant les montants alloués en tant qu’investissements dans l’avenir des relations bilatérales et la mobilisation de ressources extérieures accordées par certains pays donateurs comme le japon ou la chine, d’organismes internationaux comme le pnud ou de la part de fonds régionaux destinés aux pays africains. la gestion de ces ressources devra être assurée de manière centralisée par un comité de haut niveau.
sur un autre plan, et en vue de renforcer la coopération technique, il est important d’œuvrer pour la création d’un fonds spécial pour les pays de l’Afrique subsaharienne afin de les aider à combler leur déficit en matière d’expertise dans les domaines où la Tunisie a fait ses preuves (hydraulique, ponts et chaussées, Télécom, services bancaires et assurances, agriculture, enseignement, administration et archives, artisanat, etc.). ce fonds servira comme levier pour assurer à notre pays une bonne place sur les marchés africains. en ce qui concerne le transport, parallèlement aux récents efforts entrepris récemment par Tunisair pour étendre son réseau en Afrique, il est opportun d’engager une réflexion sur le recentrage de ses vols vers les destinations africaines en ciblant 2 ou 3 capitales africaines qui serviraient de hub, …
Pour un pays comme la tunisie aux moyens financiers limités et dont la marge de manœuvre économique est pratiquement nulle, la diplomatie économique doit constituer la première force de frappe et la première ligne de défense de ses intérêts face au monde extérieur
… comme Alger ou Casablanca, le Caire ou Abidjan et d’aéroports de transit vers les pays de l’Afrique de l’est, de l’ouest, du centre et du sud, au profit des hommes d’affaires tunisiens et des citoyens africains désireux de se rendre en Tunisie avec des fréquences régulières et selon un timing convenable. en conclusion, il est plus que souhaitable de créer un fonds spécial pour le développement des relations économiques et des partenariats avec lAfrique et avec l’ensemble de ses groupements économiques régionaux. il y va de l’intérêt supérieur de notre pays. une réalité s’impose aujourd’hui : la diplomatie économique est désormais synonyme de commerce, d’investissement, de création d’emplois et de vecteur de transfert de technologie. elle constitue le levier du développement et du bon positionnement de la Tunisie à l’extérieur. elle doit être l’instrument qui veille scrupuleusement à garder notre pays sur le radar des affaires et du business international et se rappeler toujours que si un avion disparaît du radar, c’est le crash. la feuille de route que propose le ciped est un modèle inclusif bien intégré et structuré pour contribuer à aider les pouvoirs publics à stabiliser la situation économique et permettre une relance par la voie d’une diplomatie active, au diapason des nouvelles exigences de méthodes de travail et des contraintes de la conjoncture nationale et internationale, loin des procédés archaïques et du style d’actions dépassé et inefficace.
Trois notions primordiales sont à la charge de nos ambassadeurs dans leur nouvelle mission lobbying, perception et communication qui, à ce jour, n’ont pas encore atteint le niveau souhaité et attendu.
Meriem Khdimallah