L’ARGENT EXISTE depuis fort longtemps, et l’accès à l’argent ou à l’épargne d’autrui a toujours eu un prix. Ce coût a porté plusieurs noms à travers l’histoire : de prayog en sanskrit à intérêt dans le langage moderne. L’exemple le plus ancien d’un intérêt légal et institutionnalisé remonte aux Lois d’Eshnunna, un texte juridique babylonien qui date de 2000 ans avant notre ère.
Pour la majeure partie de leur histoire, les taux d’intérêt nominaux (c’est-à-dire les taux convenus que les emprunteurs paient sur un prêt) ont été positifs, soit supérieurs à zéro. Mais pensez à ce qui se produit lorsque le taux d’inflation dépasse celui du rendement de l’épargne et des prêts. Avec une inflation à 3 % et un taux d’intérêt à 2 %, les bénéfices du prêteur, après inflation, seront inférieurs à zéro. Dans un tel cas de figure, le taux d’intérêt dit réel (à savoir le taux nominal corrigé de l’inflation) est négatif.
Les banques centrales de l’époque moderne ont toujours assorti leurs prêts à court terme d’un taux d’intérêt nominal positif, pour réguler le cycle économique.
Mais, récemment, de plus en plus de banques centrales se sont mises à appliquer une politique de taux faible. Plusieurs de ces banques, dont la Banque centrale européenne et les banques centrales du Danemark, du Japon, de la Suède et de la Suisse, ont commencé à explorer les taux d’intérêt négatifs — ce qui revient à faire payer les banques lorsqu’elles placent leur excédent de trésorerie auprès de la banque centrale. L’idée est d’inciter les banques à écouler ces excédents sous forme de prêts pour compenser la faible croissance qui s’est installée après la crise de 2008. Pour beaucoup, c’est le monde à l’envers : les épargnants sont pénalisés alors que les emprunteurs sont récompensés ? Ce n’est pas si simple.
Pour résumer, l’intérêt est le coût du crédit ou de l’argent. C’est la somme que l’emprunteur s’engage à verser à son créancier pour disposer de ses fonds et compenser les éventuels risques. Les théories économiques qui étayent les taux d’intérêt varient, certaines reposent sur les liens qui unissent l’offre (côté épargne) et la demande (côté investissement), d’autres sur l’équilibre entre l’offre et la demande monétaire. Selon ces théories, les taux d’intérêt doivent rester positifs pour encourager l’épargne ; plus l’échéance du prêt est longue, plus les investisseurs imposent des taux élevés pour compenser les risques qui découlent d’une immobilisation à plus long terme. En temps normal, les taux devraient donc rester positifs et augmenter conformément à la durée du prêt. En outre, pour avoir une bonne idée du rendement effectif ou du coût réel d’un prêt, il faut tenir compte de l’inflation, à savoir la vitesse à laquelle la monnaie perd de sa valeur. C’est pourquoi les perspectives d’inflation sont un facteur déterminant de l’évolution des taux d’intérêt à long terme.
Bien qu’il existe plusieurs types de taux d’intérêt sur les marchés financiers, le taux directeur, établi par la banque centrale d’un pays, constitue la référence clé pour les coûts d’emprunt à l’échelle nationale. Les banques centrales modifient leur taux directeur pour riposter aux variations conjoncturelles et pour aiguiller l’économie en influençant les différents taux en vigueur (surtout à court terme). Des taux directeurs élevés poussent à l’épargne, tandis que des taux faibles dynamisent la consommation et font baisser le coût de l’investissement pour les entreprises. Les dirigeants des banques centrales disposent d’un point de référence pour établir le taux directeur : le taux d’intérêt neutre, un taux d’intérêt à long terme qui s’accompagne d’une inflation stable. Ce taux neutre n’est ni un frein, ni un accélérateur pour la croissance économique. Lorsque les taux d’intérêt sont inférieurs au taux neutre, la politique monétaire est expansionniste; lorsqu’ils sont supérieurs au taux neutre, elle est restrictive.
Aujourd’hui, il est communément admis que, dans un grand nombre de pays, ce taux d’intérêt neutre suit une tendance à la baisse depuis des dizaines d’années et qu’il est en réalité plus faible qu’on ne le pensait. On s’interroge sur les causes de cette diminution. Certains pointent du doigt des facteurs tels que les tendances démographiques à long terme (en particulier le vieillissement de la population des pays avancés), la faible croissance de la productivité et la pénurie d’actifs non risqués. Parallèlement à cela, la persistance d’une inflation basse dans les pays avancés, souvent inférieure aux cibles et aux moyennes à long terme, semble avoir rabaissé le niveau d’inflation attendue à long terme. Ces facteurs conjugués expliquent sans doute la situation frappante sur les marchés obligataires aujourd’hui : non seulement les taux à long terme ont-ils chuté, dans bon nombre de pays ils sont désormais négatifs.
Pour en revenir à la politique monétaire, au lendemain de la crise financière mondiale, les banques centrales ont drastiquement baissé les taux d’intérêt nominaux, les ramenant parfois même à zéro, ou presque. C’est ce qu’on appelle la borne du zéro, soit le niveau au-dessous duquel certains pensaient que les taux d’intérêt ne pouvaient pas tomber. Mais la politique monétaire a des effets mécaniques similaires tant au-dessus qu’au-dessous de la borne du zéro. En effet, les taux d’intérêt négatifs incitent les consommateurs et les entreprises à dépenser ou investir leur argent plutôt que de le garder sur un compte en banque où il risque d’être érodé par l’inflation. Dans l’ensemble, ces taux excessivement faibles ont sans doute permis de dynamiser l’économie là où ils ont été mis en oeuvre, bien que leurs risques et effets secondaires demeurent incertains.
Tout d’abord, il y a l’effet potentiel de ces taux négatifs sur la rentabilité des banques. Une des fonctions principales des banques est d’apparier l’épargne aux projets à rendement élevé. Elles en dégagent ensuite une marge : la différence entre les intérêts versés aux épargnants (déposants) et ceux exigibles au titre des prêts accordés. Lorsque les banques centrales rabaissent leurs taux directeurs, cette marge s’en trouve généralement réduite, puisque les prêts globaux et les taux à plus long terme ont tendance à chuter. Si les taux tombent sous la borne de zéro, les banques hésiteront sans doute à répercuter leurs pertes sur les déposants sous forme de frais par peur qu’ils ne retirent leurs dépôts. Mais, si ces taux négatifs ne sont pas appliqués aux dépôts, l’écart sur les emprunts pourrait en principe devenir négatif, car le rendement d’un prêt ne suffirait plus à couvrir les frais de détention de dépôts.
Par conséquent, la rentabilité des banques pourrait être pénalisée, et la stabilité du système financier mise en danger. Les taux d’intérêt négatifs sur les dépôts bancaires font naître une deuxième préoccupation. Les épargnants pourraient être incités à convertir leur épargne en liquide ; après tout, la valeur faciale des espèces ne peut pas être modifiée (bien qu’il ait été suggéré d’abolir l’argent liquide pour justement permettre le recours aux taux négatifs le cas échéant). D’aucuns craignent que, passé un certain cap, ces taux négatifs pourraient évincer les épargnants et les pousser à garder leur argent en espèces en dehors du système bancaire. Il est difficile de dire avec certitude où se situe le plancher optimal pour les taux d’intérêt. D’après certains scénarios, outre un niveau minimal, les taux faibles pourraient ébranler la liquidité et la stabilité du système financier.
Dans la pratique, les banques pourraient facturer des frais supplémentaires pour éponger les coûts, et ces taux ne sont pas assez négatifs pour qu’ils soient étendus aux petits épargnants (pour des raisons pratiques, les plus gros épargnants ont accepté des taux négatifs afin de pouvoir conserver leurs fonds auprès des banques). Toutefois, des inquiétudes demeurent quant aux limites d’une politique de taux négatifs, tant que l’argent liquide reste une réalité.
Plus généralement, avec un taux neutre faible, les taux d’intérêt à court terme atteindraient le plancher égal à zéro plus fréquemment et pour des durées plus longues. Il se peut donc que les banques centrales soient de plus en plus contraintes de recourir à des politiques jadis non conventionnelles, y compris l’application de taux d’intérêt négatifs.