Les économistes Mourad Hattab et Ridha Chkandali ont brossé un sombre tableau de l’économie tunisienne et pointé les plaies dont elle souffre et qui sont à l’origine d’une « importante régression temporelle » de l’activité économique nationale, alors que la Tunisie célébre le 6ème anniversaire de la révolution du 17 décembre 2010-14 janvier 2011, période au cours de laquelle le peuple tunisien s’est soulevé contre un régime de dictature qui a régné 23 ans sur le pays, pour revendiquer ses droits à la dignité, au travail et à la liberté.
«L’économie Tunisienne a accusé depuis la fin de 2010, une régression temporelle de 15 à 20 ans. Elle est actuellement, sous perfusion. La muette agonie qu’est en train de vivre le pays, va prendre fin, mais on ne peut pas imaginer cette fin, qu’à long terme, étant donné que notre tableau de bord est très limité », a affirmé l’expert économique, Mourad Hattab, dans un entretien accordé à l’agence TAP.
«Les événements du 14 janvier 2011 sont considérés généralement, comme étant un choc pour l’économie tunisienne. Juste après cet événement majeur dans l’histoire du pays, nous avons commencé à sentir au fil des années, une sorte de cassure qui a touché les institutions économiques et sociales qui avaient assuré pendant des décennies, le fonctionnement normal du pays.
«La situation est très grave, alors que la vision est très floue pour tout le monde et la quantification des risques, absente. Si on gère le pays au jour au jour, on ne peut s’attendre qu’à des surprises et à des évènements qui vont accentuer le ralentissement économique, le désinvestissement et la désépargne, dans lesquels la Tunisie est plongée », a-t-il dit.
D’après Hattab, la société tunisienne est appelée à prendre conscience de son avenir, des risques qui menacent la pérennité de son tissu économique, mais aussi de la nécessité de sauver ce qui reste de ses acquis sociaux et de ne pas insulter l’avenir, en laissant des millions de jeunes dans une situation difficile. A cet égard, l’expert a rappelé que 18,6% des jeunes tunisiens, ne sont pas intégrés dans la matrice sociale.
Pour Ridha Chkandali, le gouvernement devra assurer un environnement stable, avant d’introduire les réformes économique, d’autant plus que le secteur privé, clé de voûte de la relance de l’économie tunisienne, est influencé par les facteurs extra-économiques, plutôt que par les réformes économiques qui ne donnent pas leurs fruits, dans la période de transition politique ».
Il a précisé que « ces facteurs non économiques concernent la stabilité politique à même de permettre à l’investisseur d’avoir une vision claire du pays, la stabilité sécuritaire et sociale ainsi que la justice transitionnelle ».
La Tunisie a perdu 40% de ses liquidités
Hattab a relevé que le pays a un problème de liquidités, «il a perdu sur les plans économique et financier, 40% de son potentiel en matière de liquidités, suite à un développement exceptionnel de l’économie informelle, mais aussi, du fléau des importations anarchiques. Les importations nationales représentent des flux de l’ordre de 42 milliards de dinars, par an depuis 2011, soit trois fois les réserves annuelles en devises du pays, dont 60% sont des importations anarchiques».
« En un laps de temps très court, la Tunisie s’est transformée en un pays extrêmement déficitaire sur le plan commercial et des paiements extérieurs, mais aussi, au niveau des finances publiques. Entre les années 2011 et 2016, le déficit budgétaire a doublé, passant de 3 à 6% et pourrait atteindre jusqu’à 7%, en 2017 », a t-il souligné.
« Depuis 2011 et jusqu’au maintenant, la Tunisie a eu recours à 35 crédits extérieurs, pour une valeur de près de 30 milliards de dinars, afin de pallier à cette situation. Notre ratio d’endettement a doublé, il est estimé à 85% du PIB, compte tenu de l’endettement du secteur public. Le ratio d’endettement équivaut 5 fois les réserves en devises du pays et deux fois ses recettes d’exportation. La dette est devenue insoutenable par rapport aux normes généralement admises en la matière ».
« Cette situation est aggravée par la baisse de la valeur du dinar par rapport aux trois monnaies d’endettement, à savoir le yen, le dollar et l’euro, soit une dépréciation de l’ordre de 31%, durant cette période de transition».
D’après Hattab, l’augmentation du service de la dette est estimée à 8 milliards de dinars pour 2017. Cette hausse est très importante, notamment avec la dépréciation de la monnaie nationale.
De son côté, Chkandali donne une analyse prospective du taux d’endettement de la Tunisie, estimant la hausse de ce taux à 10 points en 2017, pour atteindre 74%, contrairement à ce qui a été prévu dans la loi de finances 2017 (un taux d’endettement de 63,7%, déterminé sur la base d’une hypothèse fixant le prix du baril de pétrole à 50 dollars).
Et de préciser qu' »actuellement le prix d’un baril de pétrole frôle les 55 dollars et pourrait atteindre 60 dollars, d’où l’estimation d’une telle hausse de 10 points, de l’endettement de la Tunisie ».
Le recours au financement du FMI, un fait majeur
« La Tunisie est le seul pays au monde ayant eu autant recours à des financements auprès du FMI, dans un intervalle de temps ne dépassant pas quatre ans. Le FMI est le premier bailleur de fonds de la Tunisie, sachant que tous les crédits de FMI sont conditionnés par des ajustements structurels et sont accordés à des taux d’intérêt effectifs globaux ( y compris les commissions) d’environ 3,64% », a par ailleurs, précisé Hattab.
« Notre structure d’endettement auprès du FMI est calamiteuse, vu que nos crédits sont d’une échéance très courte, oscillant entre 4 et 6 ans et nous coûtent très cher».
En outre, « le taux d’investissement par rapport au revenu national brut, a baissé jusqu’à 12%, ce qui est un taux très faible. En effet, le financement de l’économie par tous les acteurs concernés, est très limité et est de l’ordre de 53 milliards de dinars en 2015, ce qui représente 48% du PIB ».
Pour l’expert, en l’absence de financement et d’investissement, le taux d’épargne demeure très faible en Tunisie. Pour les ménages, ce taux ne dépasse pas 3% (toutes catégories d’épargne confondues), en se référant aux chiffres de l’INS.
Le secteur privé perd 40% de son potentiel
Selon Hattab, le secteur privé qui a sauvé la Tunisie en 2011, a perdu 40% de son potentiel »… « Nous avons perdu les joyaux du secteur privé, à savoir, les secteurs touristique, du textile-habillement et du cuir et chaussures ».
Et d’ajouter que les services et marchandises provenant des marchés asiatiques et de la Turquie, ont envahi le marché local. La Tunisie accuse avec ces pays, un déficit énorme représentant 50% de son déficit commercial.
Sur cette question, l’économiste Chkandali s’est déclaré « pessimiste quant au futur de l’économie tunisienne, notamment en absence de lois et mesures permettant de promouvoir le secteur privé qui semble déboussolé. Pourtant le secteur privé reste la seule alternative pour la création d’emplois, d’autant plus que le gouvernement a gelé les recrutements dans la fonction publique».
Il a qualifié la croissance créée après la révolution de «stérile », n’engendrant pas de richesse, du fait qu’elle est générée par le secteur public.
2,5 millions de personnes vivent dans la précarité, en matière d’emploi
Le nombre de demandeurs d’emplois en Tunisie s’élève à 727 mille personnes, selon les statistiques officielles, alors que ce chiffre grimpe à près de 2,5 millions, si on comptabilise la population active qui se trouve sur le marché informel (sans déclaration fiscale ou couverture sociale).
Dans ce cadre, Chkandali a mis l’accent sur la persistance du problème du chômage des diplômés du supérieur, expliquée principalement, par le maintien du même modèle économique, non orienté vers les secteurs à haute valeur ajoutée et à haute contenu technologique qui permettent de créer des emplois pour cette catégorie de chômeurs.
« L’actualisation du registre de la pauvreté tenu auprès du ministre des affaires sociales, a permis de recenser au bout de deux mois, 300 mille familles nécessiteuses (jusqu’au mois de juillet 2016), donc leur nombre serait aujourd’hui, de l’ordre d’1 million de ménages pauvres ». En se basant sur ces chiffres, Hattab fixe le taux de pauvreté global en Tunisie, à 31%, par rapport à un nombre total de 2,9 millions de ménages.
Selon les derniers chiffres présentés par l’INS, le 30 Décembre 2016, le taux de pauvreté s’établit à 15,2% en 2015, contre 20,5% en 2010, en baisse de 5 points. Mais ces statistiques ont été trés controversées et ont soulevé une vague de critiques à leur encontre.
Par ailleurs, Hattab a mis l’accent sur l’absence d’approche en matière de lutte contre la pauvreté, d’autant plus que la Tunisie mise énormément sur les microcrédits, l’aide sociale et l’assistance qui ne couvrent pas plus de 6% des besoins dans ce domaine.
Le taux de réalisation des projets depuis 2011, inférieur à 30%
« Le taux de réalisation des projets depuis 2011, est inférieur à 30%. Les régions intérieures ont reculé dans la mesure ou l’investissement public n’a pas dépassé dans les meilleurs des cas 8% ou 9%», a affirmé Hattab.
il a prévu que «la situation de détresse dans laquelle vivent les régions intérieures, générera certainement à très court terme, des chocs sociaux multiples et va maintenir la Tunisie dans une période à risque, vu que la notation du pays est vacillante».
Une inflation à 4,2% est un taux biaisé
Pour cet économiste, « le taux d’inflation annoncé à 4,2% est aussi, un taux très biaisé, étant donné que ce taux ne prend pas en considération l’indice de Gini (un indicateur synthétique d’inégalités de salaires, de revenus et de niveaux de vie…), pourtant ce dernier permet un meilleur classement des catégories sociales et des régions ».
« L’inflation en Tunisie ne peut pas être en deçà de 12%, car la hausse des prix n’est pas ressentie de la même manière dans un quartier chic de la capitale et dans une zone reculée de la campagne ».
Chkandali a pour sa part mis l’accent sur la différence entre le taux d’inflation calculé par l’INS et l’augmentation des prix ressentie par les consommateurs, annonçant que «le taux d’inflation augmentera au cours du quatrième trimestre 2016 et même au cours de l’année 2017, contrairement aux estimations de la loi des finances 2017, qui a prévu un taux d’inflation de l’ordre de 3,6% ».
«La hausse de la taxe sur la valeur ajoutée pour certains produits, prévue dans la loi des finances 2017, en plus de l’augmentation des prix de l’électricité et du gaz favorisent la tendance inflationniste dans le pays », a-t-il expliqué
La conférence » TUNISIA 2020″ : seulement des promesses d’investissement
La Tunisie est parvenue à mobiliser 34 milliards de dinars dont 15 milliards de dinars au titre d’accords conclus et 19 milliards de dinars, sous forme d’engagements financiers, à la faveur de la tenue les 29 et 30 Novembre 2016 à Tunis, de la conférence internationale de l’investissement » TUNISIA 2020″ .
Selon Hattab, la réalisation de telles promesses, même dans un pays en bonne situation économique avec un environnement stable, ne peut jamais dépasser les 50%, alors que dire de la Tunisie, pays caractérisé par un climat d’instabilité aussi bien politique que sécuritaire. Dans ce contexte, il est très difficile de parler de réalisation d’investissement extérieur.
Pour Chkandali, « la conférence internationale a permis de collecter les intentions d’investissement sauf que la problématique réside dans l’incapacité du gouvernement à transformer ces intentions en réalisations ».
Enfin, l’accord de l’ALECA risque de compromettre la synergie sectorielle en Tunisie et de détruire deux secteurs clés de l’économie, notamment les services et l’agriculture, en absence de programmes de mise à niveau de ces deux secteurs.
TAP