Comment éviter la décentralisation de la corruption ?

L’actuel projet de décentralisation vise à améliorer la qualité des services publics à travers un transfert des compétences et de fonds correspondants vers les collectivités locales. Cependant, la faiblesse du contrôle, l’apparition des groupes d’intérêt, l’impuissance des institutions de l’État, la non-application des textes de lois, les pratiques traditionnelles des interventions et l’accroissement des prélèvements fiscaux et sociaux futurs risquent d’augmenter les tentations des détournements des fonds et de la corruption.
Dans ce contexte, les autorités devront d’une part instaurer une réglementation sévère pour assurer l’égalité devant la loi et limiter les abus de pouvoir et de corruption, tant au niveau national qu’au niveau local et d’autre part développer la prévention de la corruption dans l’objectif d’empêcher sa propagation dans l’administration locale en établissant un ensemble de mesures pour préserver les futurs élus et les fonctionnaires des éventuelles tentations.
Les formes de la corruption sont diverses. On recense i) le pot-de-vin, l’avantage proposé ou reçu qui peut être un présent, un prêt, des honoraires et autres ; ii) la falsification, le vol ou l’escroquerie, iii) le détournement des fonds et le gaspillage des ressources publiques et le favoritisme. L’objectif de ce billet économique est de présenter un nombre d’actions permettant l’implémentation d’une politique efficace de lutte contre la décentralisation de la corruption.

Etat des lieux et les législations récentes de lutte contre la corruption
La décentralisation qui implique plusieurs centres de pouvoir crée une asymétrie d’information et un environnement propice aux comportements de recherche de rente et de corruption. Plusieurs économistes ont montré que la proximité des élus avec la population favorise les relations personnelles ce qui crée un climat propice à la corruption. Transparency International classe la Tunisie à la 75ème place (sur 176 pays) en 2016 selon son Indice de Perception de la Corruption (IPC) affectant l’administration publique avec une perte de 16 places par rapport à l’année 2010. Le Maroc et l’Egypte n’ont pas fait mieux contre ce fléau. La Grèce et le Portugal ont enregistré une amélioration de leurs scores et de leurs rangs, alors que l’Espagne a perdu 11 places.

Source : Transparency International, https://www.transparency.org/news/feature/corruption_perceptions_index_2016

Le risque d’accroissement de la corruption après les élections municipales fixées le 6 Mai 2018 est réel. Ce risque est d’autant plus élevé que les fonds mis à la disposition des régions seront importants et les compétences transférées seront nombreuses. Le projet de loi sur les élections locales et régionales, ainsi que le projet de Code des collectivités locales n’ont pas évoqué la problématique du risque de la corruption locale.

La Constitution du 27 janvier 2014 a prévu ce contrôle dans l’article 138 en mentionnant que les collectivités locales sont « soumises au contrôle a posteriori, en ce qui concerne la légalité de leurs actes ». Le projet de Code des collectivités locales ne réserve pas un chapitre dédié à ces contrôles. Au contraire, ils sont éparpillés entre les différents chapitres, ce qui rend la compréhension des recours assez compliquée et assez imprécise. Une lecture du projet du code montre que dans la plupart des cas, le gouverneur qui est le représentant de l’Etat a les prérogatives de présenter des recours a posteriori à la juridiction administrative compétente. L’article 32 du projet du code mentionne la fonction de l’audit interne de la gestion des collectivités locales, l’article 38 introduit un contrôle a priori sur les conventions de la coopération décentralisée par le chef du gouvernement, qui peut s’opposer devant le tribunal administratif et l’article 88 permet au gouverneur de s’opposer à l’accord de gré à gré devant la Cour des comptes de la région. En outre, le Code a prévu les contrôles des actes et des organes. Le gouverneur pourrait s’opposer à la légalité des décisions liées à la fixation des redevances ou taxes devant le tribunal administratif de la région.

Les contrôles des organes des collectivités locales sont indiqués dans l’article 193 qui mentionne la dissolution du conseil municipal comme un acte disciplinaire après consultation du Haut Conseil des collectivités locales.
Deux institutions ont été créées récemment pour lutter contre la corruption :
•L’instance nationale de la lutte contre la corruption (INLUCC) :
Cette instance a contribué à établir une politique nationale de prévention et de lutte contre la corruption par i) la proposition des politiques de lutte contre la corruption et le suivi de leur exécution, ii) la consultation sur les projets de textes législatifs et réglementaires relatifs à la prévention et à la lutte contre la corruption et iii) l’établissement d’un rapport d’activité donnant la vision la plus complète sur le phénomène de la corruption.

•Loi organique de la dénonciation de la corruption
L’ARP a adopté le 21 février 2017, la loi organique relative à la dénonciation de la corruption et à la protection des dénonciateurs. L’article 17 de ce projet de loi prévoit la protection des dénonciateurs de la corruption selon les principes de transparence et d’intégrité.

Quelles sont les activités et les compétences locales qui augmentent le risque de corruption ?
Chaque nouveau transfert de tâches et de compétences vers les collectivités locales entrainerait nécessairement de nouveaux risques de corruption. Ils devront susciter plus de contrôles et plus d’efforts de prévention et de protection.

En général, il existe des risques de malversation et de corruption dans plusieurs tâches dont on cite :

•La passation et l’exécution des marchés publics
Les achats liés aux activités d’entretien des écoles, construction de bâtiment et travaux publics, matériel de transport, matériel de télécommunications, les dépenses de collecte et traitement des ordures ménagères, énergie, véhicule, fournitures et autres peuvent faire l’objet de malversations et de surfacturation. La multiplication des centres de décision lors de la décentralisation encourage les entreprises privées à chercher à garantir le marché par des ententes occultes et la corruption.

•Les délégations de services publics (DSP)
Les DSP sont des contrats administratifs ou des conventions par lesquels une personne morale de droit public confie à une autre administration publique ou privée la gestion d’un service public pour une durée déterminée comme par exemple une autoroute, un aéroport, le transport urbain, des terrains agricoles etc. La rémunération est en général liée aux recettes d’exploitation. Ces délégations sont soumises au règlement de la consultation et non pas à la réglementation des marchés publics engendrant la plupart des cas au favoritisme.

•Les concessions de travaux publics
Ces contrats désignent les travaux lorsque les collectivités publiques locales font construire par d’autres collectivités ou entrepreneurs. Les régimes juridiques de ces contrats sont soumis aux contrats de concession de travaux publics, ce qui ouvre la porte au favoritisme.

•Les partenariats public-privé
Récemment, les collectivités locales ont la possibilité de passer des marchés d’entreprise de travaux publics à une entreprise privée comme la construction des écoles et des lycées sous un contrat de partenariat public-privé. L’expérience internationale montre que ces contrats peuvent faire l’objet de favoritisme.

•L’urbanisme et l’urbanisme commercial
L’expérience internationale montre que l’urbanisme et l’urbanisme commercial font l’objet de forte corruption, en raison de leur expansion et de leurs enjeux financiers. Les responsables municipaux vont livrer des permis de construction, vont mettre en place des plans d’aménagement du territoire, vont donner des autorisations de création de grandes surfaces et de centres commerciaux et vont choisir la localisation des infrastructures publiques et des lotissements futurs.

•Les aides aux opérateurs économiques et aux associations
Les aides et subventions publiques versées aux opérateurs économiques et aux associations sont nombreuses et peuvent prendre des formes variées comme les apports financiers, crédits bonifiés, subventions des intrants etc. Compte tenu de leur abondance, le versement de ces subventions publiques pourrait faire l’objet de malversations.

•Les programmes d’assistance sociale.
Les programmes d’aides et d’assistance sociale engagent des niveaux élevés de fonds et ont fait en général l’objet de malversations. Propositions des actions de bonne gouvernance locale dans l’objectif de limiter la corruption locale à partir de l’expérience internationale La décentralisation offre en principe une occasion importante pour augmenter le pouvoir des régions, améliorer la qualité des services publics, développer l’esprit de citoyenneté et de limiter la corruption. Ces buts ne pourront se concrétiser que par l’adoption d’un cadre réglementaire approprié et des ressources financières et humaines suffisantes.

L’expérience internationale montre qu’il existe trois types d’actions suivants:

1.Education civique et sensibilisation des acteurs économiques, des citoyens et des élus :
La sensibilisation met l’action sur les méfaits de la corruption et son impact négatif sur les objectifs de développement, sur les ressources de l’Etat et sur la justice sociale. Elle renforce l’instabilité politique, réduit la crédibilité des institutions publiques, nuit à la sincérité des transactions économiques, réduit la transparence et la concurrence et freine l’investissement domestique et étranger. Dans ce cadre, on peut citer les actions suivantes:

  • Promouvoir des programmes d’éducation civique dans les écoles primaires et les lycées secondaires dans l’objectif de sensibiliser les jeunes aux effets négatifs de la corruption et de les préparer à la citoyenneté ;
  • lancer des campagnes publiques et des publicités anti-corruption à travers les médias ;
  • permettre aux médias locaux (radio, presses écrites etc.) de diffuser les informations, des conseils locaux ou régionaux relatives aux opérations de corruption et de dénoncer les corrompus ;
  • instaurer des plans de formation à tous les élus et des agents locaux dans le domaine de prévention contre la corruption ;
  • collecter des données statistiques relatives à la corruption au niveau national et local dans le secteur public à partir des documents des ministères de la justice et de l’intérieur pour mesurer son ampleur dans chaque région afin de trouver les solutions à temps.

2. Instaurer des institutions de contrôle et prévention de la corruption efficaces
Selon l’expérience des pays développés, la prévention constitue la piste la plus appropriée, pour diminuer les pratiques corruptives.

On recense les actions suivantes :

  • Donner plus de moyens aux cours des comptes régionaux pour contrôler a posteriori les documents comptables, budgétaires et la gestion des collectivités locales dans l’objectif de créer un contrepoids aux nouveaux pouvoirs des élus. Elles doivent non seulement avoir la juridiction du contrôle de la légalité, mais en plus un pouvoir de sanction vis-à-vis des élus et des fonctionnaires territoriaux;
  • un contrôle budgétaire externe permettant le respect des règles et des étapes de l’exécution du budget;
  • instaurer dans le Code électoral une exigence à l’accès aux fonctions électives locales et territoriales par la présentation d’un extrait de casier judiciaire B2 vierge de tout délit;
  • rassembler toutes les institutions de contrôle en une seule entité pour bénéficier des économies d’échelle et assurer plus d’efficacité;
  • interdire le cumul des mandats dans le temps (2 mandats successifs au maximum) des fonctions des maires de toute présidence d’un autre exécutif local ou national pour limiter l’influence électorale;
  • obliger tous les élus et les hauts fonctionnaires nationaux et locaux de présenter des déclarations des revenus et de la situation patrimoniale. Une fois élus, un suivi et un contrôle systématiques seront effectués chaque année;
  • améliorer la traçabilité du processus de prise de décision pour éviter toute dissimulation des mauvaises pratiques. L’augmentation de la fréquence des réunions du conseil municipal (une fois par mois par exemple) pour éviter les ordres du jour chargés et permettre aux conseillers d’engager en séance un véritable débat sur les dossiers inscrits à l’ordre du jour. Un procès verbal devra être publié sur le site internet de la commune après 2 jours au maximum de chaque réunion ;
  • adopter une charte de déontologie des acteurs publics locaux par des règles et procédures adaptées ;
  • la centralisation des recrutements, de la rémunération et de la promotion des fonctionnaires locaux pour éviter le clientélisme et le régionalisme (concours nationaux basés sur la compétence) ;
  • réduire le risque de corruption et de favoritisme dans la gestion des achats publics par le respect des lois et règlements et par plus de contrôles interne et externe crédibles et le recrutement suffisamment de contrôleurs d’Etat ;
  • accorder des cycles de formation destinés aux responsables chargés de lutter contre les malversations et la corruption et assurer les moyens financier et humain pour bien mener leur mission ;
  • renforcer le rôle des contrôleurs d’État pour étudier et analyser la transparence et la concurrence des marchés publics ;
  • mettre à la disposition des citoyens un numéro vert par le ministère de la Justice pour dénoncer la corruption. Le dénonciateur sera protégé et récompensé ;
  • impliquer les Organisations Non Gouvernementales (ONG) dans le contrôle des élus locaux et des fonctionnaires;
  • instaurer un contrôle systématique des opérations de recettes et de dépenses réalisées dans le cadre de la campagne électorale des candidats par la cour des comptes régionale

3.Instaurer la discipline et la sanction
La rupture avec l’impunité est une voie importante pour restaurer la crédibilité de la stratégie anti-corruption. Un engagement solennel des autorités contre les malversations est nécessaire pour dissuader toute les tentations et la mauvaise gestion. Les mesures de détection des délits de corruption doivent être renforcées.

Conclusion
La corruption réduit l’efficacité économique et l’équité sociale en détournant des ressources de leurs objectifs et en permettant aux plus influents de payer des pots- de- vin pour avoir des avantages au détriment des autres. Elle décourage l’investissement domestique et étranger, affaiblit la compétitivité et la crédibilité de l’Etat. Son coût est d’autant plus exorbitant lorsque le taux de collecte des recettes fiscales et non fiscales est faible, la gestion des dépenses publiques est inefficace, les privatisations des entreprises publiques douteuses, un système judiciaire non transparent, des contre-pouvoirs inexistants ou faibles et l’absence de contrôle du financement des partis politiques et des leaders politiques. L’expérience des pays développés et en développement montre que la décentralisation pourrait constituer une menace à l’unité nationale lorsqu’il y a une montée de la corruption au niveau local associée à la crise économique, l’instabilité politique, l’opportunisme des responsables politiques et aux disparités régionales.