Faut-il attribuer une note sociale aux citoyens tunisiens à l’instar de celle chinoise ?

Depuis 2014, la Chine œuvre pour l’adoption d’un système de notation de ses citoyens qui se généralisera en 2020. Celui-ci sera fondé sur l’évaluation du comportement des citoyens. Il vise à gratifier les bons comportements et à punir les mauvais à travers une procédure basée sur des points ou des scores. A partir du premier mai 2018, un premier test sera effectué sur les citoyens ayant une mauvaise «note sociale». Ils seront inscrits sur une blacklist les privant d’acquérir des billets de train et d’avion pour une période d’une année. Ils sont ceux qui ne respectent pas les normes sociales, l’organisation de la société et le code de la route. Ce système est géré par une commission nationale de développement de la réforme chinoise L’objectif de ce billet est double : il s’agit, d’une part, de présenter le système d’évaluation des citoyens chinois et, d’autre part, d’analyser son impact sur le développement économique et social, de dresser l’état des débats sur cette question et d’analyser la place pour les politiques publiques pour augmenter le capital social.

Comment fonctionne le système chinois d’évaluation des citoyens ?

John Harris a publié le 5 mars 2018 un article dans le journal « the Guardian ». Il est intitulé « The tyranny of algorithms is part of our lives: soon they could rate everything we do[1] » et a fait l’objet de vives controverses entre la société civile et les décideurs. Depuis 2014, la Chine étudie l’opportunité de la mise en œuvre d’un système de notation ou «crédit social». Le premier test de ce système commence le 1 mai 2018 et devrait être généralisé en 2020. Ce système a pour objectif de récompenser ou de punir les citoyens en fonction de leur comportement en société. La note ou le score attribué à chaque chinois sera calculé en fonction de son degré d’incivilités, de l’état de son casier judiciaire, de sa situation financière et même de ses appréciations et appartenances politiques.

A partir de ce premier mai, le simple fait de fumer dans un train, perturber un vol, ne pas régler une amende, griller un feu rouge ou mal garer sa voiture, le chinois pourra être puni et voir sa note baisser et être interdit de voyager en train ou par avion. La généralisation de cette expérience en 2020 conduira à constituer un fichier personnel à chaque citoyen indiquant sa «note sociale» qui pourra être publique. Les banques auront la possibilité de le consulter pour décider de l’octroi d’un crédit et les entreprises peuvent avoir une idée sur le comportement de ses futurs employés.

Le système fonctionne en exploitant les bases de données le Big Data collectées par les géants du Web comme Alibaba, Tencent et Baidu. Une appréciation sera présentée via l’accès à certains services qui évaluent les comportements des clients. La combinaison de ces bases de données permet un accès à des informations des clients des entreprises et des banques, l’enregistrement des procès des tribunaux et de la police, les dossiers des directions des impôts et des notes professionnelles relatives au lieu de travail. Cette démarche permet de construire une note sociale globale pondérée pour chaque citoyen et de les classer en mauvais et en bons. Les bons citoyens seront récompensés par l’accès privilégié à certains services d’Etat comme les logements sociaux et les crédits bancaires bonifiés. Ils sont ceux qui consomment chinois, travailleurs, honnêtes etc.

Les entreprises sont aussi évaluées et notées. Lorsqu’elles ne respectent pas certaines règles légales et environnementales, elles seront sanctionnées par l’interdiction de participer aux marchés publics par exemple. En outre, le gouvernement chinois espère que le fait de rendre publiques ces notes, les citoyens réagissent en améliorant leur score vers plus de civisme et plus de capital social.

Quelle est la différence entre le système d’évaluation chinois et celui «crédit score» américain

La note «credit score» en Amérique est attribuée aux résidents américains qui ont un numéro de Sécurité Sociale pour évaluer leur capacité à être un bon ou un mauvais payeur. Cette note est utilisée par les banques pour éventuellement accorder des crédits et délivrer les cartes de crédit. Elle calculée par trois agences de notation privées Equifax, Transunion et Experian. Le score englobe plusieurs indicateurs comme la capacité à acquitter à temps les dettes et à payer les factures, le passé des crédits accordés, le type de crédits octroyés etc. Le score est compris entre 330 et 850. Il est considéré comme un “credit history“, ou une “réputation” bancaire. Plus la note est élevée, plus les banques offriront des crédits à des conditions favorables. Les nouveaux inscrits commencent par un score de 330. En dessous de 660, la personne sera considérée comme un mauvais emprunteur et au-dessus de 750, la personne a la possibilité de bénéficier d’un crédit à des conditions avantageuses.

Aujourd’hui, cette note « crédit score » est exploitée par les propriétaires des maisons, les compagnies d’assurance et téléphoniques et les grandes entreprises. En effet, lorsque l’agent économique désire acheter une voiture ou une nouvelle maison par exemple, la bonne note l’aide à avoir un faible prix. Une bonne réputation des citoyens conduit à un bon “credit score“ qui ne sera possédé qu’après quelques années. Les américains ont la possibilité de consulter leur “credit history” gratuitement et annuellement. Ce système permet de s’assurer qu’il n’y aura pas d’erreurs.

Le “credit score“ est calculé en tenant compte de cinq critères à pondérations différentes allant de 35% pour l’historique des paiements à 10% pour les types de crédit comme le montre le tableau suivant :

Critères Historique des paiements Taux d’utilisation des crédits Historique des crédits Nouveaux crédits Types de crédit
Pondérations en % 35 30 15 10 10

Comme il a été signalé, le système Chinois va plus loin en exploitant toutes les bases de données pour avoir le maximum d’informations liées à l’entourage, au lieu de travail, au fisc, à la police, aux tribunaux etc. relatives aux citoyens pour déterminer leur score.

L’impact du système d’évaluation des citoyens sur la croissance et sur les droits de l’homme

Le système de notation permet certes de baisser les incivilités des citoyens chinois et les fraudes, mais il pourrait limiter aussi les libertés individuelles et aller vers un Etat plus totalitaire. En effet, ce système qui évalue les citoyens sur leur comportement social ne se limite pas à la criminalité et aux délits, mais s’étend à toutes les interférences sociales. Pour les responsables chinois, ce système est un moyen de consolider la confiance du pays, de construire une culture de sincérité et d’accroitre le capital social. Il réduit les incertitudes, les coûts de surveillance, d’information et de transaction et aboutit à plus de développement économique et social. Plusieurs études empiriques ont montré des corrélations positives entre le niveau du civisme et la baisse de la criminalité, l’amélioration de la santé et l’éducation, l’efficacité gouvernementale et la performance économique. Cette relation a été analysée dans le cadre de la théorie du capital social.

En effet, cette notion de capital social n’est pas nouvelle dans la littérature. Elle a connu un développement important au cours de ces vingt dernières années tant au niveau théorique qu’empirique. Son initiateur est le politologue américain Robert Putnam (1993). Il donne la définition suivante : «Le capital social se réfère à ces traits de l’organisation sociale tels que la confiance, les normes et les réseaux qui peuvent améliorer l’efficacité de la société en facilitant les actions coordonnées ». L’importance de cette notion a incité plusieurs centres de recherche à mener des études pour mesurer le capital social des citoyens. Différentes directions ont été suivies, allant des études de cas jusqu’aux données d’enquêtes spécifiques.

En dépit de l’impact positif du capital social sur la croissance, le risque d’abus et de limitation des droits des citoyens est réel. Pour Human Rights Watch, le gouvernement chinois est en train de limiter les droits des personnes en imposant un crédit social. Il limite les libertés personnelles en développant des systèmes de surveillance et d’encadrement de la population de plus en plus sophistiqués. La Chine est considérée comme le pays qui dispose le plus de systèmes de surveillance vidéo dans le monde avec environ 180 millions de caméra, dont une bonne partie est équipée d’une intelligence artificielle à reconnaissance faciale.

Conclusion

Plusieurs études montrent que le capital social, le civisme, la culture et la confiance ne sont pas figés et se construisent à travers des politiques publiques volontaristes. Cependant, le choix des instruments des politiques publiques efficaces est certainement un des points aujourd’hui le plus controversé. Le gouvernement chinois a choisi le système de notation à partir du casier judiciaire, le comportement à l’école ou au travail, le respect du code de la route, les impayés bancaires et la corruption pour évaluer le comportement de ses citoyens. Un bon citoyen chinois est évalué ainsi par simplement un nombre de points. Chaque citoyen commence avec un score maximum de 1 000 points et à chaque fois qu’il est saisi par un acte d’incivilité, il en perd quelques points. Mais si, au contraire, il est considéré comme un bon citoyen, il peut en gagner aussi des points. Pour les responsables, ce système améliorera la confiance, le civisme et le respect de la règlementation qui sont nécessaires pour consolider la force de l’empire chinois. Plusieurs questions vont se poser dans les années à venir: Est-ce que ce système de notation pourrait être étendu à d’autres pays ? Qu’en est-il pour la Tunisie ? Est-ce que la tendance actuelle à vouloir hausser le civisme des citoyens se renforcera-t-elle dans les années futures ? Comment mettre des vidéos de surveillance de plus en plus sophistiqués sans réduire les droits fondamentaux des personnes ?