Gouvernance des entreprises publiques tunisiennes : Quel rôle pour l’état actionnaire ?
Le ministère chargé des réformes majeures a présenté lors du colloque du 11 Avril 2018 les problèmes liés à la gouvernance des entreprises publiques et a proposé des solutions. Selon le rapport, la majorité de ces entreprises sont peu productives, de plus en plus déficitaires et travaillent sans vision stratégique claire. En effet, les 104 entreprises publiques qui travaillent dans 21 secteurs affichaient des déficits d’environ 1.1 Milliard DT en 2015, alors qu’elles étaient bénéficiaires de plus de 1.176 Milliard DT en 2010. Le stock des pertes s’accumule en dépassant les 2.5 Milliards DT entre 2012 à 2015. En dépit de cette situation difficile, la masse salariale de ces entreprises publiques ne cesse d’augmenter. Elle a passé de 2.580 Milliards DT en 2010 à 3.713 Milliards DT en 2015 soit une hausse de l’ordre de 43,9 %.
Le rapport propose plusieurs mesures pour une éventuelle restructuration sociale et financière et surtout de bonne gouvernance des entreprises publiques. Il élabore une stratégie relative à l’Etat actionnaire par la création d’une agence pour la gestion des participations de l’Etat et une nouvelle gouvernance qui sépare le management du conseil d’administration. La stratégie de réforme est basée sur quatre axes : i) la reforme au niveau de la gouvernance générale, ii) la réforme au niveau de la gouvernance interne, iii) la réforme au niveau des ressources humaines et le dialogue social et iv) les réformes au niveau financier. La faible performance de la majorité de nos entreprises publiques et les contraintes politiques liées à leur privatisation nous amène à proposer une nouvelle gouvernance peu couteuse mais capable d’améliorer leur rentabilité. L’objectif de ce billet est de proposer quelques réflexions à propos d’une nouvelle gouvernance des entreprises publiques qui pourrait influencer de façon significative leur performance.
A propos de l’histoire de la gouvernance des entreprises publiques tunisiennes
Les entreprises publiques tunisiennes mises en place depuis plus de 50 ans ont répondu à des besoins de développement économique, social et financier. Elles ont développé l’industrie, le tourisme et d’autres secteurs d’activité. Aujourd’hui, il est nécessaire de moderniser la gouvernance de ces entreprises par une mise en place graduelle de nouveaux outils à partir d’une vision d’ensemble claire. La Tunisie devra tirer profit des leçons de l’expérience internationale dans ce domaine. En effet, plusieurs entreprises (par exemple Enron ou WorldCom) ont été poussées à la faillite en raison des difficultés dans leurs modes de direction et de contrôle. On a constaté des liens douteux et malsains entre quelques membres du Conseil d’Administration (CA), la direction générale et les responsables du contrôle et de gestion en dissimulant des informations engendrant des malversations. La majorité des entreprises publiques sont confrontées à plusieurs défis et dysfonctionnements en matière de gouvernance.
Elles ont subit:
- Des actions purement politiques qui ont entrainé un manque de transparence et des pertes d’efficience;
- L’insuffisance d’implication de l’Etat actionnaire en matière de surveillance qui a conduit à des conflits d’intérêt avec le gestionnaire favorisant l’opportunisme ;
- L’intervention de la tutelle est complexe et peu transparente favorisant l’absence de responsabilisation;
- Le manque de vision de l’Etat pour jouer son rôle de stratège en matière de fixation des objectifs et des moyens nécessaires ;
- Le choix de « connivence » des administrateurs en fonction de l’appartenance politique ou des cercles d’influences qui reçoivent des instructions en faveur des intérêts autres des actionnaires ;
- Absence de répartition claire des responsabilités entre les fonctions de président du CA et le directeur général;
- Le conseil d’administration est fortement dépendant
- Absence d’une culture de réévaluation continue des entreprises publiques dans l’objectif de s’assurer que le mandat et la mission des dirigeants et du CA correspondent toujours à l’évolution de l’entreprise.
- Le choix erroné en matière d’investissements lourds qui ne s’insère pas nécessairement dans une logique de rentabilité.
Le rôle du conseil d’administration dans les entreprises publiques
En général, les entreprises publiques ne peuvent pas fonctionner comme des firmes privées pour des raisons historique, économique et politique. La gestion, le pilotage, le contrôle et la surveillance sont plus complexes que les entreprises privées. Le conseil d’administration devra avoir une place importante dans la nouvelle gouvernance de ces entreprises publiques. La mission première du CA est de s’assurer de la pérennité de l’entreprise et de créer de la valeur pour l’actionnaire. Son rôle est de gérer les grandes orientations, de déterminer les choix stratégiques, de veiller au bon fonctionnement et surtout de contrôler et vérifier toutes les activités qu’il estime devoir surveiller.
En plus de ces pouvoirs généraux, le CA dispose de pouvoirs particuliers comme la convocation des assemblées, la désignation du président du conseil et éventuellement du directeur général et la fixation de sa rémunération. En Allemagne, le conseil d’administration correspond à un conseil de surveillance et devrait comprendre 7 à 9 personnes au maximum. Les membres du conseil se situent au-dessus de la direction générale. Cette dernière doit s’occuper de la gestion courante de l’entreprise et rendre des comptes à l’assemblée des actionnaires. Indépendamment du secteur d’activité des entreprises publiques, le CA doit être composée avec attention particulière. Le choix des membres du CA se base sur les critères suivants :
- l’aptitude technique et la connaissance professionnelle et sectorielle,
- la compréhension et l’interprétation des rapports financiers, bilans, comptes de résultats etc.
- l’esprit analytique et critique, indépendance et objectivité et iv) la disponibilité, la rapidité de jugement et l’intégrité.
L’expérience des pays montre que le choix de « connivence » c’està-dire les administrateurs qui sont cooptés à l’intérieur d’un cercle d’amis et qui se partageant les mandats entre les entreprises publiques aboutit à la mauvaise gouvernance et à l’inefficience. Dans plusieurs pays avancés le conseil d’administration est indépendant dans l’objectif d’éviter les relations susceptibles de nuire à l’intérêt de l’entreprise publique. Un administrateur est qualifié d’indépendant lorsqu’il n’a pas travaillé dans l’entreprise publique ou dans l’une de ses filiales au cours des cinq années précédant la date de sa nomination et n’a pas eu de poste d’emploi au gouvernement.
Le CA est composé dans la majorité des pays de 7 à 15 membres. En plus des administrateurs indépendants spécialistes, il doit comporter des professeurs universitaires spécialistes, des personnalités compétentes de l’administration à la retraite pour éviter les personnes recevant des instructions de l’exécutif et éliminer la collusion avec les gestionnaires, des personnalités indépendantes du secteur privé, un contrôleur de l’Etat et des représentants des actionnaires privés élus.
Un débat récent cherche à déterminer si un membre de l’assemblée du peuple ou du législatif peut siéger dans un CA d’une entreprise publique en tant que membre. En Allemagne et en Suisse, l’exécutif et les ministères concernés, n’envoient pas de représentant au CA d’entreprises publiques, mais ils définissent et élaborent des orientations de la stratégie et des objectifs à atteindre. La séparation des rôles du président du CA et du directeur général est importante pour limiter les conflits d’intérêt. Le président du conseil gère les réunions du conseil et les relations avec la direction générale et ne doit pas se considérer appartenir à cette direction générale. La répartition des fonctions entre les membres du CA doit être formellement attribuée à chaque début de mandat.
En dépit de cette gouvernance, les CA peuvent être confrontés à des dysfonctionnements comme :
- Le risque de conflits d’intérêts entre les divers rôles et des obligations,
- Le risque de voir les membres de l’administration dominer le conseil et marginaliser le rôle des autres membres,
- Le risque de privilégier l’actionnaire majoritaire en accordant plus d’informations par rapport aux autres membres
- Le risque de conflit entre les dirigeants et les actionnaires.
La relation dirigeant-actionnaire public selon la théorie de l’agence
La relation d’agence définit un contrat entre le principal qui engage un gestionnaire appelé « agent » pour exécuter en son nom des décisions. Dans le cas des entreprises publiques, l’Etat est à la fois propriétaire et actionnaire principal. L’asymétrie d’information ne permet pas à l’Etat de contrôler l’entreprise ce qui engendre une divergence entre les intérêts des gestionnaires et ceux de l’Etat. On constate que dans plusieurs cas, les gestionnaires aient d’autres objectifs que la maximisation de la valeur des fonds propres ou les ressources qui leur ont été confiés. Ils tendent en général à accroître la taille de l’entreprise au détriment de sa rentabilité. Les actionnaires attendent plus de dividendes distribuées, et/ou une augmentation de la valeur de leurs actions.
Cette divergence des intérêts s’accentue lorsqu’il y a :
- asymétrie d’information entre le principal et l’agent. Les dirigeants non propriétaires exploitent le plus d’informations par rapport aux actionnaires pour créer un comportement d’opportunisme (présence de la sélection adverse, l’aléa moral et le hold-up).
- Différence de l’horizon temporel décisionnel entre les gestionnaires et les actionnaires conduit à des programmes d’optimisation différents. Le gestionnaire ayant un horizon décisionnel de court terme maximise sa fonction objective sans tenir compte de l’horizon de moyen et long terme de l’entreprise,
- Enracinement des dirigeants c’est-à-dire un comportement qui permet au dirigeant de contenir quelques membres du CA pour l’aider à maximiser son intérêt qui s’oppose à la maximisation de la valeur de l’entreprise.
Comment pallier à ces conflits d’intérêt ?
La nouvelle gouvernance doit augmenter l’efficience des entreprises publiques en instaurant principalement quatre fonctions: plus de discipline, plus d’incitation, moins de conflits d’intérêt et d’asymétrie d’information et plus de contrôle de la direction générale.
Dans ce cadre, les économistes ont proposé trois solutions :
- Aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires en indexant la rémunération (la partie variable) des dirigeants sur la valeur de l’action ou encore sur le volume des dividendes versées,
- Adopter un système d’option sur achat d’actions en conservant un prix privilégié aux cadres dirigeants de l’entreprise
- Le principal doit engager des coûts d’agence (ou des coûts de mandats).
Il s’agit des coûts d’agence post-contractuels (les coûts de contrôle ou coûts de «monitoring») qui interviennent une fois que la relation d’agence est établie et des coûts récontractuels correspondant à la mise en place de la relation d’agence (coûts de négociation des contrats entre l’agent et le principal).
En outre, les membres du conseil doivent être écoutés lorsqu’ils dénoncent les dysfonctionnements et les dérives qu’ils constatent ou lorsqu’ils mettent en avant les risques encourus dans la gestion des entreprises publiques en menant des opérations d’audit et de contrôle.
Cet enracinement du dirigeant s’appuie sur sa connexion à des réseaux relationnels (politique, économique etc.) ce qui rend coûteux son remplacement.
Cette situation engendre inévitablement des coûts de surveillance du comportement des gestionnaires supportés par l’Etat. Une organisation des contrats et une bonne gestion des conflits entre le principal et l’agent déterminent l’efficacité des entreprises publiques et leur capacité à produire de la richesse. Le principal devra opérer dans les deux sens : d’une part la motivation des dirigeants en les incitants à plus de performance et d’autre part l’imposition d’un système de contrôle et de sanction pour détecter et éliminer les comportements les plus opportunistes des managers à un moindre coût.
En Tunisie, les entreprises publiques ont toujours joué un rôle crucial dans le développement économique et social. leurs implications dans la mise en oeuvre des stratégies de développement publiques sectorielles est un argument important pour implémenter une nouvelle gouvernance dans l’objectif d’atteindre plus d’efficience et de performance. Selon la direction chargée du suivi de la productivité dans les établissements et les entreprises publics au sein de la présidence du gouvernement, le cumul des résultats déficitaires de l’ensemble des entreprises publiques a enregistré un niveau de plus en plus insoutenable de l’ordre de 6524 millions de dinars durant l’année 2016. Les raisons évoquées sont liées à l’absence de vision au niveau de tous les partenaires, la mauvaise gouvernance interne des entreprises publiques et le dialogue social. Les autorités devront tirer profit des réflexions faites dans les pays avancés pour faire bénéficier nos entreprises publiques d’une gouvernance moderne conforme à l’intérêt public. La nouvelle gouvernance exige l’élaboration d’une politique concrète délimitant le rôle et les responsabilités des membres du conseil d’administration. Ils doivent être évalués scrupuleusement avant leur prise de fonction et doivent être formés de façon ciblée et mieux préparés à leur mission.