L’acteur anglais est sans doute le meilleur des Bond. Celui qui atteint des sommets au box-office et a révélé le côté obscur de l’agent secret. Sur le tournage de 007 Spectre (qui sort le 11 novembre), il a accepté d’analyser pour GQ et en exclusivité son taux de compatibilité avec l’espion de sa Gracieuse Majesté. PAR ALEXANDRE LAZERGES
Commentant l’arrivée de Daniel Craig dans la saga, Sir Roger Moore exprimait dans son autobiographie Mémoires (2015) son avis aussi admiratif que définitif: « Il est l’agent 007 parfait, on le croirait réellement capable de tuer, alors que moi, je me contentais d’étouffer mes ennemis ou de les ennuyer à mourir… » C’est donc non sans une certaine pointe d’inquiétude que nous nous rendons à Londres pour rencontrer l’acteur qui incarne le célèbre espion depuis 2006. « Tu verras, il est cool », nous rassure comme il peut Marek Reichman, le designer en chef d’Aston Martin qui le connaît bien et qui lui a dessiné une jolie DB10 pour le nouveau film. Daniel Craig nous attend tranquillement dans une vaste suite tout confort. Il s’est changé après la session photo de GQ.
« Le seul vrai point commun que j’ai avec Bond c’est l’alcool. Le pub, c’est bien mieux que les réseaux sociaux pour se faire des amis. »
Il porte maintenant un bomber ouvert sur une chemise en jean, accentuant son regard bleu acier. Il sourit, détendu, affalé, les deux bras allongés sur le dossier du canapé dans la position du lad content de lui analysant une victoire de son équipe de foot préférée, Liverpool: « Je suis en pleine forme, je viens de finir le tournage, je sais que j’ai fait mon maximum. Maintenant, c’est au monteur de bosser. Je vais pouvoir rentrer à New York, reprendre une vie normale. »
Les courts extraits dévoilés par la production montrent un James Bond cherchant à démanteler l’organisation Spectre, pendant que le nouveau M (Ralph Fiennes) se bat avec le gouvernement britannique pour le maintien du programme « double zéro ». Bond doit alors disparaître des radars pour mieux suivre la trace du Spectre, de Mexico à Rome en passant par le Maroc et les Alpes autrichiennes enneigées. Cascades en avion sans ailes, poursuites en voiture à un rythme effréné. Mieux: cet épisode renoue avec les gadgets dont le retour du siège éjectable ou l’apparition d’une montre explosive. « Dans Skyfall, Bond était toujours un peu en retard, nous explique Daniel Craig, ce qui entraîne la mort de M (Judi Dench). Dans 007 Spectre, mon personnage suit son idée, seul. C’est un détective. » À GQ aussi, on mène l’enquête, on s’interroge sur les ressorts profonds qui ont permis, il y a dix ans, à cet inconnu de devenir le meilleur James Bond depuis Sean Connery. Voire le meilleur tout court. Craig livre assez vite son secret: « Je suis totalement à l’opposé de Bond ».
La veine Sean Connery
C’est vrai que chez les Craig, on est loin de la famille ancestrale Bond, dont les armoiries se parent de la devise « Le monde ne suffit pas ». La bonne éducation du personnage de fiction est légendaire. Après Eton à Windsor, puis Fettes à Édimbourg, James Bond poursuit ses études à Genève et Cambridge où il apprend le russe et le japonais (voir On ne vit que deux fois). À l’inverse, Daniel Craig a été élevé par un père tenancier de pub dans le Cheshire et découvre sa vocation à l’âge de 6 ans, quand sa mère, enseignante à Liverpool, l’emmène au théâtre pour la première fois. Cancre à l’école, il prend des cours d’art dramatique dès 16 ans et travaille comme serveur. Exactement comme son prédécesseur Sean Connery, ancien laitier écossais, acteur dans une petite troupe de théâtre itinérant, avant d’incarner le personnage le plus chic des années 1960, l’espion 007. Certes, Daniel Craig n’est pas devenu Bond en un jour. « Lorsque j’ai arrêté les petits boulots, pour des rôles au théâtre et à la télévision au début des années 1990, je me suis dit : soit ça passe, soit ça casse ».
L’homme des bois
Le comédien entame alors une carrière honorable. Sa petite gueule de blondinet aux yeux bleus l’oriente d’abord vers des rôles de soldat nazi à moustache dans la série Les Aventures du Jeune Indiana Jones (1993), puis dans les neuf épisodes de Our Friends in the North (1996) pour la BBC. Devenu jeune espoir en vue, il commence à intéresser la presse qui révèle qu’il aurait embouti une Rolls Royce en marge du tournage de la série. « L’affaire avait été montée en épingle, jure Craig à sa biographe Sarah Marshall, j’avais été assez bête pour raconter à un journaliste que j’avais éraflé un bas de caisse de Rolls, rien de grave ». À GQ, il avoue que, contrairement au personnage de James Bond, la voiture n’est pas son centre d’intérêt principal. « Ma toute première était une Datsun pourrie qui sentait affreusement mauvais », déclare-t-il. Craig se fiche tellement de l’automobile que lors du tournage des Sentiers de la perdition (2002) – où il rencontre au passage le réalisateur Sam Mendes – il pense faire un bon mot en se moquant ouvertement des passionnés de bagnole devant le grand Paul Newman en personne, pilote chevronné arrivé 2e aux 24 Heures du Mans 1979. Malaise sur le plateau.
Ainsi, lors de l’annonce du choix de Daniel Craig comme nouveau James Bond en 2005, les tabloïds se demandent sérieusement comment il va faire pour passer les vitesses ! Par prudence, lors des scènes où la caméra fixe l’acteur au volant, c’est un vrai pilote juché sur le toit dans une nacelle qui maîtrise le bolide. Sa doublure dans 007 Spectre, Mark Higgins, rallyman de son état, trois fois champion de Grande-Bretagne, nous confie d’ailleurs avec un sourire narquois que Craig « aimerait beaucoup prendre des cours de pilotage, mais son emploi du temps est trop chargé ». Sur ce plan encore, Daniel Craig est l’opposé de James Bond. À New York, il a même dû repasser son permis pour pouvoir conduire aux États-Unis. « Ne vous moquez pas, assène-t-il sèchement, c’est obligatoire quand on réside sur le sol américain. »
En se redressant courroucé sur son siège, l’acteur dévoile une Omega qui dépasse de sa manche. On saisit l’occasion. Puisque 007 Spectre marque le retour des gadgets, dont une montre explosive, Daniel Craig aurait-il fini par succomber au lifestyle de son personnage ? « Non, je déteste les gadgets, c’est un truc générationnel. La vie moderne est insupportable, je suis un homme des bois. J’ai à peine une adresse e-mail et un téléphone. J’écoute de la musique sur des disques vinyles et je fais des photos argentiques au Leica. Le seul vrai point commun que j’ai avec Bond c’est l’alcool. J’aime aller au pub, c’est bien mieux que les réseaux sociaux pour se faire des amis. » Sarah Marshall raconte d’ailleurs que l’acteur fête systématiquement chaque bonne nouvelle en s’arsouillant gaiement au débit de boisson le plus proche.
Ce fut le cas lorsqu’il a eu le rôle du dealer, où il se prend de sacrées beignes, dans Layer Cake (2004), ou encore celui de Steve, le soldat du mossad le plus violent, dans Munich de Spielberg (2005). Évidemment, lorsqu’il est choisi pour endosser le rôle le James Bond, il s’est acheté une bouteille de vodka et une de martini. Comme il l’a avoué récemment (avec une certaine élégance) : « Je ne peux plus entrer dans un pub sans être assailli, je rêve du jour où je pourrai entrer dans un pub et qu’on dise juste « Tiens, voilà Daniel Craig” et qu’on me laisse tranquille ensuite. Enfin, je ne peux pas me plaindre, ce sont des problèmes de riches. »
La quête du héros
Bien sûr, lorsqu’il décroche le rôle de Bond, il y a de quoi célébrer. Car Daniel Craig arrive tout frais tout neuf pour remplacer Pierce Brosnan, qui, à 52 ans, venait sans doute de faire le film de trop avec Meurs un autre jour. Selon Guillaume Evin, bondologue patenté, auteur d’une encyclopédie James Bond chez Hugo & Cie, « la force des producteurs Barbara Broccoli et Michael Wilson est d’avoir su renouveler la saga en repartant à zéro. Dans le générique de Casino Royale (2006), le personnage n’a même pas encore son fameux « permis de tuer ».
« C’est très dur d’avoir l’air naturel et cool en James Bond. Je suis hystérique la plupart du temps. »
Il fallait donc un parfait inconnu pour reprendre le rôle, une figure neuve, un blond, plutôt petit (1,78 m) mais excellent acteur. » Justement, la priorité se porte dorénavant sur la profondeur du jeu, l’introspection et la quête de soi du personnage. ce que le service cinéma de GQ appelle la « Nolanisation du monde », depuis que Batman version Christopher Nolan est devenu « dark » et doit chercher dans son inconscient les raisons de poursuivre son combat. « Mes origines sociales ont certainement influencé ma façon de jouer James Bond, mais je suis un acteur avant tout, je me glisse dans la peau d’un autre. Et c’est très dur d’avoir l’air naturel et cool en Bond. Je suis hystérique la plupart du temps. » La ravissante Léa Seydoux confirme : « Daniel est un blagueur invétéré. Dès qu’on entendait ‘coupez !’, il faisait des grimaces ou changeait de ton de voix pour me faire rire. Il est très pro, mais il n’y a aucune arrogance chez lui ».
« Best kisser in the business »
Sauf que le meilleur James Bond de tous les temps ne serait rien sans un bon script. C’est ce qui a d’abord fait hésiter Daniel Craig avant de signer son contrat avec la franchise. Il gardait un souvenir amer de Tomb Raider (2001), une production au budget confortable de 80 millions de dollars où il jouait le rôle un peu creux du boyfriend de Lara Croft. C’est donc à l’unique condition d’avoir la liberté de s’impliquer dans l’écriture qu’il accepte de jouer James Bond. « Sur huit mois de tournage, mieux vaut être d’accord avec ce que tu tournes. Et j’ai réussi à emmener Bond exactement là où je voulais, nous précise l’acteur. Le choix du nom Quantum of Solace, c’est mon idée, le choix de Sam Mendes comme réalisateur pour Skyfall aussi. » Même le choix du slip de bain avec lequel il sort de l’eau dans Casino Royale lui revient ! Petit à petit, Daniel Craig façonne James Bond à son image, ce qui rafraîchit d’autant la saga. Le nouvel agent Q interprété par Ben Whishaw nous raconte au téléphone : « Daniel suggère beaucoup de choses et incite ses partenaires à retirer tout ce qui peut paraître trop cliché. Il cherche constamment de nouvelles façons de présenter des situations déjà vues vingt fois. » Guillaume Evin, le bondologue, enfonce le clou : « Même si tous les acteurs ont apporté leur touche personnelle au personnage, Daniel Craig a réussi ce que Sean Connery demandait en vain : être associé à la production. »
Même pour le choix de Monica Bellucci, l’acteur a été consulté. « Forcément, Bond est un mâle dominant, alors on essaie de lui mettre entre les mains des femmes de caractère », jubile l’intéressé. En réponse Monica Bellucci, qui se définit elle-même comme la première « James Bond Lady de 50 ans », n’en revient toujours pas : « J’ai adoré travailler avec Daniel parce qu’il est bon comédien et surtout… tellement sexy. Il suffit qu’il entre dans une pièce pour qu’il se passe quelque chose. » Malgré les obligations de la promo du film, on perçoit chez l’ex-Madame Cassel un réel émerveillement. Daniel Craig parvient à montrer ce que pense James Bond sans rien dire, les femmes adorent. Autant que son torse musclé affûté chaque jour en salle de sport. Finalement le succès fou qu’il obtient auprès des femmes est peut-être le point commun le plus flagrant entre l’acteur et son personnage.
Son tableau de chasse parle pour lui : Kate Moss, Sienna Miller, et actuellement Rachel Weisz avec laquelle il est marié depuis 2011. Rien que des bombes. Il a même épaté la très lippue Angelina Jolie par sa manière si sensuelle d’embrasser dans Tomb Raider. « Best kisser in the business ». Traduction inutile. Mais il refuse catégoriquement de parler de sa vie privée en interview. « C’est une ligne infranchissable », s’offusque l’acteur. Peu importe, les filles le trouvent irrésistible. Il a beau conduire comme une patate, il garde l’image du mec en Aston Martin qui porte du Tom Ford sur mesure. « Ce rôle a changé ma vie, affirme-t-il. Depuis je n’ai plus vraiment besoin de courir les castings. Au début c’était un peu dur, je ne viens pas d’un milieu très aisé. Personne ne t’explique comment gérer tout ce fric. Il m’a fallu un peu de temps avant de trouver mes marques. » Avec plus de 17 millions de dollars d’émoluments pour Skyfall et 45 millions d’avance pour les deux films suivants (007 Spectre et un autre à venir en 2017), Daniel Craig est maintenant presque aussi bien payé que Tom Cruise ou Leonardo DiCaprio.
Et la suite ?
Non content d’avoir sculpté le James Bond du XXIe siècle avec son corps parfait, Daniel Craig est donc devenu un excellent parti. Sa productrice, Barbara Broccoli, ne se remet toujours pas de sa « prise de guerre ». En dépit des exigences de l’acteur et de son côté control freak, la fille d’Albert « Cubby » Broccoli, propriétaire des droits de James Bond au cinéma, frétille à chaque fois qu’elle en parle. Au bord de l’orgasme promotionnel. « Ça fait dix ans qu’on bosse ensemble et c’est fantastique, il motive l’équipe, c’est très agréable de travailler avec lui, j’espère que ça durera encore dix ans. » Sauf qu’à 47 ans, Craig risque d’atteindre bientôt la limite d’âge du rôle. Après 007 Spectre, Daniel Craig doit encore tourner un dernier James Bond en 2017. Ensuite, une liste de nom de remplaçants potentiels circule déjà, à commencer par Idris Elba (The Wire) qui pourrait être le premier 007 noir. Tom Hardy (Mad Max), Kit Harington (le Jon Snow de Game of Thrones), Damian Lewis (Homeland) ou Michael Fassbender (Steve Jobs) tiennent la corde sauf si les producteurs choisissent à nouveau un inconnu… Barbara Broccoli répond par un jolie pirouette « Bond est éternel et Daniel a imprimé une marque indélébile ». De l’avis général, donc, Daniel Craig EST le plus James Bond des James Bond. Qu’il le veuille ou non.
D’ailleurs l’acteur conclut avec humour sur cette célébrité qu’il doit à Bond. Loin d’être un inconvénient, elle revêt un avantage appréciable, comme il l’a confié au magazine Esquire : « L’avantage pour moi maintenant que j’ai joué Bond, c’est que si je veux parler à n’importe quel réalisateur, il me suffit de l’appeler. Et je peux même déjeuner avec lui. Quand j’étais juste un acteur lambda c’était impossible. » Modeste avec ça, Daniel-James.