La consolidation d’un Etat démocratique repose sur une économie résiliente et inclusive. Une économie en crise, est une démocratie sous stress permanent, c’est ce qui ressort d’un billet économique du professeur Moez Labidi, qui vient d’être publié par l’intermédiaire Mac SA.
Ce billet intitulé « La crise financière libanaise : Quelles leçons pour l’économie tunisienne ? », analyse les multiples facettes de la crise libanaise, met en avant les points de convergence et ceux de divergence avec la crise tunisienne et présente les leçons à tirer pour l’économie tunisienne.
S’agissant des convergences, Labidi retient l’interaction entre crise politique et crise économique, dans les deux pays, un fort sentiment d’inégalité qui range les deux populations libanaise et tunisienne, une poussée d’émigration de la main-d’œuvre hautement qualifiée et des hommes d’affaires vers l’étranger, une économie de rente très présente dans les deux pays, traduisant un blocage des réformes, une atteinte à la concurrence, et un frein à l’amélioration du niveau de la croissance potentielle de l’économie, une insoutenabilité de la dette et des systèmes de retraite en difficultés.
Sur le plan des divergences, l’auteur note surtout un positionnement géostratégique très important pour le Liban (frontières avec Israël, poids de Hezbollah sur l’échiquier politique), qui finira par déclencher un soutien financier de la communauté internationale pour éviter un effondrement du système politique favorable pour Hezbollah et menaçant pour Israël, contre un soutien de moindre ampleur pour la Tunisie.
Labidi souligne aussi la mainmise de l’étranger très présente au Liban, sur la scène politique, ce qui n’est pas le cas de la Tunisie, où l’influence étrangère demeure relativement timide, sans nier les signes de sa présence.
L’économiste rappelle, en outre, qu’il s’agit d’une vieille démocratie libanaise et d’une démocratie naissante en Tunisie et que les sources du blocage des réformes, en Tunisie, sont à la fois syndicales et politiques (ARP), alors qu’au Liban, elles sont surtout politiques.
Il soulève par ailleurs d’autres éléments de divergence: une économie libanaise fortement, dépendante du secteur des services contre une économie tunisienne qui demeure relativement, plus diversifiée, malgré la récente multiplication des signes de désindustrialisation; une structure différente de la dette (En Tunisie, la dette est à dominante externe (près de 70%), alors qu’au Liban elle est surtout domestique (à hauteur de 90% auprès des banques) et une contribution de la diaspora beaucoup plus significative au Liban.
L’exposition du système bancaire aux dépôts en devises est un autre élément de divergence. Les banques libanaises sont fortement, exposées comparées à celles tunisiennes. Leçons à tirer de la crise libanaise
Les seuls Etats-démocratiques du monde arabe, le Liban (démocratie confessionnelle) et la Tunisie, sont frappés par une crise économique sans précédent. Du coup, le blocage des réformes économiques s’avère déstabilisant pour l’expérience démocratique, estime ainsi Labidi. La bipolarisation qui gagne du terrain dans le paysage politique et son corollaire de discours de haine et de diabolisation de l’adversaire politique, pourrait, selon lui, prendre de l’ampleur et devenir menaçante aussi bien pour l’économie que pour tout l’édifice démocratique. Car une telle bipolarisation, en présence d’un Etat faible, finira par pousser les forces politiques antagonistes à chercher du renfort en dehors du pays, ouvrant ainsi la porte à la mainmise étrangère dans la gouvernance locale.
Labidi pense aussi qu’un Etat faible ne pourrait pas réussir l’exercice d’implémentation des réformes. Tant que le déficit de confiance, d’audace et de crédibilité frappent les institutions de l’Etat, et tant que l’économie de rente gangrène le pays, il est difficile que la culture de la réforme puisse arracher la place qu’elle mérite dans les politiques publiques.
Il estime, en outre, qu’une économie qui repose sur le secteur des services est une économie très fragile. La diversification sectorielle consolide les fondamentaux et amortit les chocs. Les autorités tunisiennes devraient, en même temps, stopper le processus de désindustrialisation, qui gagne du terrain dans le monde des affaires, comme en témoigne le tsunami des contrats de franchise, et définir une vraie politique industrielle. La crise libanaise, nous enseigne par ailleurs selon Labidi, que la porte d’entrée de toute dynamique de réformes structurelles dans une économie est l’assainissement des finances publiques. Le rétrécissement de l’espace budgétaire bloque les réformes et plonge l’économie dans les méandres de l’insoutenabilité de la dette et son cortège de dégradation du rating souverain et d’assèchement des sources de financement concessionnelles. Cela va sans dire que l’efficacité de l’exercice de consolidation budgétaire demeure conditionnée par la bonne gouvernance des institutions de la République et par la résilience du secteur financier.
D’une part, le déficit de confiance et de crédibilité du décideur bloque le processus des réformes. Et d’autre part, la fragilité du secteur financier grippe les canaux de transmission de la politique monétaire, freine le retour de la croissance et amplifie les chocs économiques et financiers. Pour Labidi, les autorités locales ne doivent pas ramener l’accord avec le FMI à un exercice de cadrage budgétaire d’un mauvais goût sur le plan social. Le rôle du gouvernement est déterminant pour dépasser cette approche comptable, d’une part, avec le bon dosage des réformes, tout en intégrant les composantes sociale et politique dans l’agenda de leur mise en œuvre. Et d’autre part, avec l’inscription de la phase de consolidation budgétaire dans une dynamique de réforme structurelle de moyen et long terme, permettant le changement du modèle de développement. La sortie de crise suppose, également selon Labidi, une rupture avec le courant populiste et ses « tubes historiques »: mise en place d’une politique protectionniste, suspension de l’indépendance de la Banque centrale, recours à la planche à billets, lesquelles thèses continuent de marquer le discours de plusieurs courants politiques aussi bien au Liban qu’en Tunisie. L’heure est plutôt à une approche pragmatique, qui pourrait amener le décideur à prendre des mesures restrictives provisoires sur certains produits sans sombrer dans le protectionnisme, et qui pourrait conduire la banque centrale à soutenir le budget de l’Etat et à recourir à des mécanismes innovants, afin d’enrichir sa boite à outils non conventionnelle, pour soutenir des secteurs sinistrés, sans perdre un iota de sa crédibilité.
L’assouplissement de la réglementation du change devrait atterrir dans une économie résiliente, diversifiée et dynamique. La prudence adoptée par la Banque centrale de Tunisie, sur certains aspects de la réglementation de change (notamment la question de l’ouverture des comptes en devises pour les résidents), est justifiée dans un contexte d’insoutenabilité de la dette. L’expérience libanaise a montré que les dommages collatéraux du phénomène de la dollarisation de l’économie sont énormes. « L’histoire des crises financières nous enseigne que pour combattre la méfiance et le discrédit ambiants, il convient de repenser l’action publique avec plus de courage pour imposer une discipline budgétaire plus équitable et pour que le processus de renforcement de la résilience de l’économie rime avec la stabilité politique et sociale », a-t-il conclu.