La décision du Président de la république de suspendre le parlement et de limoger le Chef du Gouvernement, Hichem Mechichi est loin d’être surprenante, car l’histoire nous enseigne toujours que la dégradation des fondamentaux de l’économie et le statu quo en matière de réformes sont souvent menaçants pour l’édifice démocratique, a indiqué, mardi, l’économiste Moez Labidi, dans une interview avec l’agence TAP.
Labidi appelle, toutefois, à bien saisir cette opportunité pour rompre avec le populisme, imposer l’Etat de droit et oser implémenter les réformes, en renouant avec le pragmatisme économique. Tout retard enlisera, selon lui, davantage le pays dans la crise et précipitera le scénario d’un défaut de paiement et d’une désobéissance civile.
Retombées immédiates
Selon Labidi, les retombées immédiates de cette décision sont celles qui ont été ressenties le lundi 26 juillet 2021, soit la nette chute de l’indice boursier et l’élargissement du spread (prime de risque) des titres tunisiens négociés sur le marché international. A titre d’exemple, pour l’emprunt tunisien en euro qui arrive à échéance en 2023, le rendement des titres souverains de la Tunisie est passé de 10,2% vendredi 23 juillet 2021, à 12,63% lundi en fin de journée, soit une augmentation du spread dépassant 240 points de base.
La troisième conséquence immédiate c’est l’arrêt des négociations avec le FMI qui accusent déjà un retard énorme. Cet arrêt est dû au fait que pour négocier, le FMI a besoin d’un climat politique stable, d’un gouvernement en exercice et d’une ARP opérationnelle.
Conséquences à court terme
A court terme, Moez Labidi pense que l’effet d’annonce de la formation d’un nouveau gouvernement, et plus précisément du profil du nouveau Chef du gouvernement et de sa capacité à implémenter les réformes économiques nécessaires, pèsera dans le capital confiance et serait déterminant pour rassurer les acteurs économiques nationaux et étrangers.
Par ailleurs, poursuit-il, cette décision ne peut que retarder le processus d’élaboration de la loi de finances complémentaire et par conséquent, la signature de l’accord avec le FMI et la mobilisation de ressources auprès des bailleurs de fonds internationaux. Cette situation bloque l’accès aux financements externes et renforce les pressions sur le financement local avec son cortège d’effets d’éviction sur l’investissement privé.
Du côté des agences de rating, le risque d’une nouvelle dégradation (Fitch : de B- à CCC+ / Moody’s de B3 à Caa1) n’est pas à exclure, si l’instabilité politique perdure et si les pressions sur les réserves de change deviennent davantage menaçantes pour la soutenabilité de la dette.
Dans ce contexte, notre interlocuteur estime que le recours au marché financier international, même via des garanties, devient inaccessible. Rappelons que les garanties américaines, obtenues dans le passé, ont été largement justifiées par le soutien à une démocratie naissante, ce qui ne serait plus le cas avec les dernières décisions concentrant tous les pouvoirs dans les mains du président de la République.
Labidi estime aussi, que les pressions sur la balance des paiements vont se renforcer, avec l’impact négatif de l’instabilité politique sur l’investissement direct étranger et sur le secteur touristique déjà lourdement affecté par la crise du coronavirus.
En dépit de tout cela, notre interlocuteur évoque un point positif important des dernières décisions du Président de la République qui laissent présager une certaine volonté d’imposer l’Etat de droit. Selon lui, si cette volonté se concrétise, elle pourrait assainir le climat des affaires, en combattant l’économie de rente ce qui générerait un climat d’affaires concurrentiel favorable à l’investissement et permettrait d’éliminer la spéculation dans les circuits de distribution, ce qui favorisera une meilleure maîtrise des prix. Elle permettrait aussi, de combattre le secteur informel et d’améliorer la gouvernance de l’administration.
Répercussions à moyen et long termes
A moyen et long termes, Labidi pense que deux scénarios son possibles, un « scénario de sortie de crise » et un « scénario d’enlisement dans la crise ».
Le premier scénario, c’est celui d’une normalisation rapide. Ce scénario n’est possible qu’à travers la formation d’un gouvernement qui brille par sa compétence et qui réussit à avoir un écho favorable auprès de l’ARP qui devrait reprendre son activité au bout d’un mois. Ce climat de confiance pourrait favoriser le déclenchement d’une dynamique de réformes, nécessaire pour que le pays puisse renouer avec une croissance inclusive.
Le deuxième scénario, celui de l’enlisement dans la crise, sera provoqué par la persistance du flou institutionnel et l’absence d’une feuille de route retraçant les priorités politiques et économiques. Ce scénario pourrait faire basculer la Tunisie dans une situation de cessation de paiement et de désobéissance civile qui sera orchestrée par « les déçus du changement », c’est-à-dire par ceux la-mêmes qui étaient descendus dans la rue le 25 juillet, pour fêter le changement.
L’autre point qui inquiète notre interlocuteur, c’est l’excès de populisme dans le discours et l’absence de vision sur les plans politique et économique, qui pousseraient à éviter les réformes incontournables devenues douloureuses à force d’être retardées, et qui nourriraient ainsi, l’insoutenabilité de la dette.
Bien gérer les attentes sociales
Pour Moez Labidi, le contexte impose la vigilance et le courage pour :
- Déserter le discours populiste qui réussit à mobiliser la rue et rapporte des points dans les sondages mais qui précipite le scénario d’une crise de liquidité et de solvabilité à moyen et long termes, à cause de l’incapacité de ce discours à s’attaquer aux origines des vrais maux du pays ;
- Sélectionner une équipe gouvernementale sur la base de la compétence et loin du copinage ;
- Oser adresser à la jeunesse un langage de vérité qui l’engagerait sur la voie du travail, de la création et de l’innovation loin des slogans pompeux ;
- Bien gérer les attentes sociales et faire preuve d’efficacité face aux dommages collatéraux de la crise sanitaire, en priorisant le soutien social pour éviter que « l’insoutenabilté de la dette » ne se transforme en « insoutenabilté sociale », qui débouche sur une désobéissance civile. Une déception sociale qui finira par saper le capital confiance généré par « l’instant historique du 25 juillet 2021 » !