Mohamed Salah Ayari : La loi de finances 2019 adoptée sur fond de désaccords ne reflète pas les réformes fiscales à engager
Le taux de la fraude fiscale est estimé à 50% des recettes fiscales, soit 12 milliards de dinars par rapport à des recettes fiscales qui seraient de l’ordre de 24 milliards de dinars en 2019, a indiqué Mohamed Salah Ayari, Conseiller fiscal et membre du Conseil national de la Fiscalité.
Les dispositions visant la lutte contre la fraude sont, toutefois, insuffisantes dans la loi de finances de l’année 2019 (LF 2019), qui ne reflète pas, également, les réformes fiscales que le gouvernement est tenu d’engager.
C’est une loi, qui a été conçue à huis clos et en prévision des échéances électorales de 2019, ne comportant pas de dispositions visant à améliorer les conditions sociale et économique du pays.
Par conséquent, elle a été est adoptée sur fond de désaccords et ne fait pas l’unanimité au sein des groupes parlementaires. Plus de 70 députés ont déposé un recours pour inconstitutionnalité de plusieurs articles de la LF 2019, tel que celui relatif à la levée du secret professionnel, en l’occurrence l’article 34.
Ainsi, les professions libérales défendent toujours et farouchement la tenue du secret professionnel, alors que sa levée, a pour but, selon le gouvernement, de lutter contre le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale.
Selon Mohamed Salah Ayari, certes, cette mesure permet de lutter contre l’évasion fiscale mais telle qu’elle est stipulée, cette disposition n’est pas adaptée au contexte tunisien, d’autant plus qu’elle vient en réponse aux pressions de l’UE, a-t-il précisé dans une interview accordée à TAP.
Q : Quel est l’impact financier des mesures fiscales inscrites dans le cadre de la nouvelle loi de finances 2019, d’autant plus que le pays est appelé à renflouer les caisses de l’Etat?
R : En réalité, le projet de la loi de finances pour l’année 2019 n’a pas prévu de nouvelles augmentations au niveau des droits, impôts et taxes.
Le plus important n’est pas d’augmenter les taux de l’impôt ou d’ajouter d’autres impôts ou taxes, pour accroitre les recettes fiscales, mais de réduire au maximum la fraude fiscale, dont le taux est estimé à 50% des recettes fiscales,à travers une application convenable et équitable de la législation fiscale en vigueur. La fraude fiscale est estimée à 12 milliards de dinars par rapport à des recettes fiscales qui atteindraient 24 milliards de dinars.
Ainsi, le taux d’impôt sur les sociétés (I/S) de 35% est élevé. Ni un taux d’imposition de 25% ni de 35% n’est tolérable, mais vu que la situation est difficile, l’administration a maintenu le taux de 35% pour les secteurs qui réalisent des bénéfices assez importants (assurances, banques, opérateurs de télécommunication…).
Il faut savoir fixer le juste milieu pour ne pas alourdir la charge du contribuable, assurer la déclaration du maximum des bénéfices réalisés et le recouvrement des impôts à payer.
En contre partie, certaines mesures inscrites dans la LF 2019 peuvent renflouer les caisses de l’Etat, à l’instar de l’amnistie fiscale aussi bien pour les impôts dus à l’Etat que pour les taxes locatives revenant aux municipalités, la limitation des sommes qui peuvent être payées en espèces à 5000 D et l’augmentation de la valeur des éléments de train de vie sur lesquels se basent les services du contrôle fiscal afin de reconstituer les revenus déclarés par les personnes physiques,
Q : Ces mesures favorisent-t-elles le principe de l’équité fiscale, notamment avec des dispositions comme la soumission de certains secteurs à un taux d’imposition de 13,5%.
R : L’équité fiscale consiste essentiellement en le partage de la pression fiscale par l’ensemble des redevables, sachant que cette pression est, actuellement, de près de 33%. Nous constatons que la grande part de cette pression fiscale est supportée par les contribuables soumis à la retenue à la source (employés, professions libérales qui opèrent avec des entreprises organisées …).
Jusqu’a ce jour, nous parlons de la conciliation fiscale entre l’administration et le contribuable, alors que la conciliation n’est pas simplement des théories mais des pratiques. Cette conciliation se traduit par l’allégement des taux d’impôts, l’élargissement de l’assiette imposable, la simplification des procédures fiscales, la modernisation de l’administration fiscale et le renforcement du contrôle, en augmentant l’effectif des agents du contrôle fiscal et en appliquant les sanctions contre les fraudeurs.
Nous comptons seulement 1700 agents qui font la vérification fiscale par rapport à un nombre de 700 mille contribuables.
S’agissant de l’instauration d’un I/S de 13,5% , je dis que la situation s’est aggravée avec l’institution de ce taux supplémentaire qui a porté le nombre des taux d’impôt sur les sociétés à six (35%, 25%, 20%, 15%, 10% et 13,5%), alors qu’en réalité trois taux sont suffisants: un taux de 10% (au lieu 13,5% et 15%), 20% (au lieu de 25%) et de 30% (au lieu de 35%). L’application de six taux d’imposition aboutira à la complication de notre système fiscal tunisien.
C’est vrai que l’objectif de la réduction du taux de l’I/S de 25% à 13,5% s’inscrit dans le cadre du rapprochement des régimes on shore et off shore (soumis avant la LF 2019 à 10%). Néanmoins, ce taux de 13,5%, s’appliquera uniquement aux secteurs considérés comme ayant une valeur ajoutée, à l’instar des industries électroniques, électriques et mécaniques, l’industrie des automobiles, des avions, des bateaux et des trains, la fabrication des câbles, les centres d’appel ….
Cette situation va avoir un impact négatif sur l’exportation des sociétés opérant dans les secteurs qui ne figurent pas sur la liste des secteurs à forte valeur ajoutée, d’autant plus que ces entreprises seront soumises, en vertu de la LF 2019, à un taux de 25%, contre 10% auparavant.
Q : Que pensez-vous de la disposition relative à la levée du secret professionnel, qualifiée par les experts-comptables et les avocats « d’inconstitutionnelle» ?
R : La disposition relative à la levée du secret professionnel et qui concerne les professions non commerciales d’une façon générale n’a pas été bien étudiée et ne précise pas les cas dans lesquels ces professions peuvent délivrer certains documents ou informations concernant leurs clients.
Sans une détermination claire des documents demandés, les personnes exerçant une profession non commerciale (avocats, experts-comptables, conseillers fiscaux, médecins, ingénieurs etc…) ne peuvent pas divulguer le secret professionnel parce qu’elles ont un engagement moral et légal vis-à-vis de leurs clients. Pour faire leurs recoupements, les services du contrôle fiscal ont le droit de s’adresser directement à l’entreprise concernée, conformément à la loi.
Cette disposition a été énoncée sous la pression des pays de l’UE, alors que dans ces pays, les entreprises peuvent élire domicile fisdcal auprès d’un avocat ou d’un conseiller fiscal (domicile fiscal) qui sera chargé de la gestion du dossier fiscal de l’intéressé, et en cas de contrôle, les services de contrôle s’adressent à la personne habilitée pour lui délivrer les documents de la personne concernée.
Le projet de LF 2019 a été élaboré à huis clos et n’a pas fait l’objet d’examen approfondie par les membres du Conseil national de la fiscalité, afin d’éviter les mesures qui peuvent avoir des répercussions néfastes.
L’Instance Provisoire du Contrôle de la Constitutionnalité des projets de Lois (IPCCL) examinera la conformité à la loi du recours déposé contre la LF 2019 (en termes de forme et de fond), et en cas de non-conformité, l’ARP réexaminera les dispositions objets de litiges. Le gouvernement est en position de faiblesse et la disposition de levée du secret professionnel serait soit retirée ou bien reportée pour l’année 2020.
Q : Que pensez-vous de la décision de l’ARP concernant le report, au début Janvier 2020, de l’application de l’imposition d’une contribution exceptionnelle de 1% aux banques, assurances, entreprises pétrolières et de télécoms au profit des caisses sociales.
R : Cette mesure qui a été parachutée à la dernière minute, n’était pas bien formulée et son impact sur le chiffre d’affaires qui constitue l’assiette exacte de cette disposition peut avoir des effets néfastes sur l’activité des secteurs d’activité concernés
Je considère que la décision de l’ARP de reporter l’application de la contribution exceptionnelle de 1% susvisée, à partir du 1er Janvier 2020 est très controversée, pour la simple raison qu’on ne peut pas adopter une mesure pour la reporter ensuite à l’année suivante.
Cette situation démontre, sans équivoque, que l’ARP est soumise à des groupes de pression qui orientent les décisions de certains députés selon leurs propres intérêts.
L’Assemblée des Représentants du Peuple doit donner la priorité absolue aux attentes du peuple et non pas servir les intérêts égocentriques de certains groupes de pression.
TAP | Amal – RIM