Turquie : Chère croissance
Soutenue par une politique budgétaire expansionniste et une conjoncture internationale porteuse, la croissance du PIB pourrait avoisiner les 7% en 2017, avec pour corollaire des signes de surchauffe. Le dynamisme de la demande interne, la dépréciation de la livre turque sur fond de tensions (géo)politiques et le rebond des prix du pétrole ont alimenté une forte accélération de l’inflation et un creusement du déficit courant. Un ralentissement économique souhaitable est prévu en 2018. Malgré l’inertie de l’inflation et le risque de dépréciation du taux de change face au sentiment des marchés, un « policy mix » mieux coordonné, avec une politique budgétaire plus neutre et une politique monétaire toujours relativement restrictive, devrait favoriser une légère désinflation.
■ Croissance à tout prix
Dans un contexte (géo)politique tendu, notamment depuis la tentative de coup d’Etat de juillet 2016, soutenir l’activité économique a été l’une des priorités du gouvernement turc. Estimée à près de 7% en 2017, la croissance économique aura même dépassé largement les attentes des autorités (5,5%). Favorisée par une croissance économique dynamique de 5,7% par an en moyenne entre 2002 et 2016, la maîtrise des finances publiques (i.e. excédent primaire et dette publique contenue) a généré des marges de manœuvre budgétaires. Celles-ci ont été mises à profit pour initier des baisses d’impôts ciblées, des hausses de salaires (fonctionnaires et salaire minimum) et poursuivre les projets d’investissement en infrastructures. Par ailleurs, des mesures ont été prises pour stimuler le crédit, principalement l’extension du fonds de garantie du crédit aux PME doté de TRY 250 mds (environ USD 69 mds) en 2017, dont environ TRY 200 mds ont été utilisés (TRY 55 mds viennent d’être autorisés pour 2018), et l’assouplissement de l’encadrement du crédit aux ménages.
Le PIB réel a crû de 7,4% en glissement annuel (g.a.) sur les neuf premiers mois de 2017, dont 11,1% en g.a. au T3. L’effet de base important lié au repli de l’activité au T3 2016, suite au coup d’Etat avorté, explique en partie cette performance record depuis le T3 2011. La croissance ralentit cependant par rapport au T2 (+4,8% t/t en données corrigées des variations saisonnières au T3 contre +9,1% au T2). La consommation privée est restée le principal moteur de la croissance (+11,7% en g.a.), soutenue par des réductions de taxes sur certains biens de consommation comme l’électroménager. Le marché du travail s’est sensiblement amélioré en 2017. L’emploi dans le secteur formel a augmenté de 8% sur neuf mois, favorisant une baisse du taux de chômage de 11,9% cvs
fin 2016 à 10,3% en octobre 2017.
Les estimations des multiplicateurs de dépenses budgétaires montrent que l’efficacité des dépenses courantes serait moindre que celle de l’investissement, d’autant plus en phase d’accélération de la croissance (cf. CBRT, Working paper n°16/19, Cyclical variation of fiscal multiplier in Turkey, septembre 2016). La consommation publique a ralenti au cours des derniers mois après une forte accélération en 2016, tandis que l’investissement total retrouvait de la vigueur (+7,9% en g.a sur neuf mois en 2017 et +12,4% en g.a. au T3). La comptabilité nationale ne donne plus de détails sur l’origine privée ou publique de la formation brute de capital fixe (FBCF) depuis la révision méthodologique de décembre 2016. Toutefois, d’après les données budgétaires, les dépenses d’investissement public ont augmenté de 20,5% en g.a. en termes nominaux sur neuf mois en 2017, soit environ 9% en termes réels (selon notre estimation du déflateur du PIB).
En considérant que l’investissement du secteur privé représente environ 80% de la FBCF (moyenne sur dix ans avant révision des comptes nationaux), sa croissance peut être estimée à environ 7,5% en g.a. sur neuf mois en 2017. Ce rebond de l’investissement privé est corroboré par la forte accélération de l’investissement en machines et équipement (+15,3% en g.a. au T3) et de la production industrielle (encore +7% en g.a. en novembre), malgré la faible demande de crédits pour ce type d’investissement (cf. CBRT Financial Stability Report, novembre 2017). En revanche, faute de statistiques détaillées, il est difficile de discerner le rôle respectif de l’investissement privé et de l’investissement public dans le dynamisme de la construction (+12% en g.a. au T3).
Les indicateurs de confiance des entreprises ont rebondi depuis le printemps 2017, aidés par l’amélioration de la conjoncture internationale, notamment en Europe, et la faiblesse de la livre turque qui renforce la compétitivité des exportations. Ces dernières ont augmenté de 13% en g.a. en volume sur neuf mois en 2017 et de 17,2% en g.a. au T3. La contribution nette positive du commerce extérieur à la croissance du PIB s’est toutefois considérablement érodée au T3 compte tenu de l’accélération des importations (+14,5% en g.a. en volume).
■ Le prix de la croissance
Des signes de surchauffe sont déjà manifestes. Les déséquilibres interne (inflation) et externe (déficit du compte courant) se sont de nouveau creusés en 2017, renforcés depuis l’été par des facteurs exogènes : la forte dépréciation de la livre, notamment sur fond de détérioration des relations diplomatiques avec l’Europe et les EtatsUnis), et le redressement des prix du pétrole. La CBRT ne devrait pas relâcher les conditions monétaires à court terme. L’inflation globale a culminé à 13% en g.a. en novembre, avant de revenir à 11,9% en décembre (11,2% en moyenne annuelle), au bénéfice d’un effet de base important sur les produits alimentaires, d’une baisse des prix de l’énergie et d’une stabilisation de la livre. Le dynamisme de la demande intérieure et l’envolée des prix à la production (+15,5% en g.a.) ont exercé une pression conjointe forte sur les prix à la consommation. La CBRT n’a eu d’autre alternative que d’abandonner son biais « pro-croissance » et d’augmenter son taux moyen de refinancement de plus de 400 points de base en 2017, à 12,75%. Les anticipations d’inflation à un et deux ans ressortent respectivement à 9,2% et 8,2%, toujours loin de la cible de 5% (+/- 2 points de pourcentage).
Le déficit du compte courant a augmenté de USD 10,3 mds sur les onze premiers mois de 2017 par rapport à 2016, à USD 39,4 mds. Il ressort à 5,2% du PIB sur douze mois contre 4,0% du PIB fin 2016. Le rebond substantiel des recettes d’exportations (+11% sur onze mois en g.a.) et des recettes touristiques nettes (+29%) n’a pas compensé la forte hausse des importations (+17%), tirée par l’effet prix des matières premières. Mais le déficit de la balance commerciale hors matières premières s’est aussi creusé depuis l’été. Les flux nets d’investissements directs étrangers (IDE) ont été relativement stables à seulement USD 7,5 mds sur onze mois. Le bouclage de la balance des paiements reste tributaire des flux nets d’investissements de portefeuille. Ils ont reflué de plus d’USD 1 md en novembre, entraînant une érosion des réserves de change. Cependant, sur onze mois ils ont triplé à près d’USD 24 mds, en raison d’arbitrages sur taux d’intérêt (carry-trade) et d’une hausse
des émissions obligataires en monnaie locale et en devises afin de couvrir les besoins de financements croissants du gouvernement.
Face à la dépréciation de la livre (12% par rapport au panier EURUSD entre fin août et fin novembre) et à la relative faiblesse des réserves de change « libres » (environ USD 38 mds à mi-janvier 2018), la CBRT a introduit des mesures relativement « cosmétiques » pour soutenir la liquidité en devises et amortir l’impact sur les entreprises très exposées au risque de change. Le mécanisme de réserves obligatoires a été recalibré (baisse marginale de la facilité de dépôts en devises pour les banques commerciales), un programme d’adjudications de contrats à terme de devises établis en livre non délivrable (NDS) a été lancé, et les conditions de change appliquées au remboursement des crédits de réescompte à l’exportation ont été assouplies. La CBRT a cessé d’intervenir directement sur le marché des changes au comptant depuis avril 2016 afin de préserver la liquidité extérieure du pays.
■ Accepter moins de croissance
Dans une volonté dogmatique et électoraliste de privilégier à tout prix la croissance, les autorités ont pris le risque d’accroître les déséquilibres macroéconomiques structurels. Ce pari ne semble pas payant au regard de la baisse de popularité du président Erdogan et de l’AKP, toujours la première force politique du pays, alimentant les rumeurs d’élections anticipées. L’inflation et la volatilité de la livre ont un coût politique et social. Selon une récente enquête (Metropoll, Turkey’s pulse, novembre 2017), l’économie reste le premier sujet d’inquiétude de la population. 52% des sondés estiment que la politique économique est mal gérée et 42% que leurs conditions de vie se sont dégradées en 2017.
Le relâchement du stimulus budgétaire et la décélération du crédit devraient conduire à un ralentissement de la croissance en 2018, déjà perceptible fin 2017. Mais les risques de volatilité du taux de change persisteront et seront susceptibles d’aggraver la position extérieure et l’inflation. La politique budgétaire pourrait de nouveau se faire plus dispendieuse en 2019 à l’approche des élections générales de novembre, voire plus tôt si la croissance ralentit excessivement aux yeux du gouvernement.
Sylvain Bellefontaine