L’Asie se lance dans la révolution numérique. Des entreprises telles qu’Alibaba, Tencent et Baidu fournissent une large gamme de services allant du commerce électronique à la technologie financière et à l’infonuagique pour des clients en Chine et ailleurs. En Indonésie, GO-JEK offre entre autres des services de VTC, de logistique et de paiements numériques. Ces entreprises asiatiques ainsi que d’autres exploitent les progrès récents de l’intelligence artificielle, de la robotique, de la cryptographie et des méga-données qui promettent de transformer l’économie mondiale et d’altérer fondamentalement nos modes de vie et de travail, comme l’ont fait la machine à vapeur et l’électricité au cours des siècles passés. En Asie comme ailleurs, la révolution numérique envahit tous les secteurs, du commerce de détail et des services bancaires à la fabrication et aux transports.
L’Asie du Sud-Est sera confrontée à des difficultés particulières lorsque les nouvelles technologies perturberont les chaînes de valeur mondiales (le réseau d’étapes de production interdépendantes pour la fabrication de biens et services) et saperont le modèle de fabrication à forte intensité de main-d’oeuvre, axée sur l’exportation, qui a alimenté la croissance de la région. Les nouvelles technologies présenteront aussi des possibilités pour les petites entreprises ainsi qu’une augmentation potentielle de la productivité, ce dont l’Asie du Sud-Est aura besoin pour sortir de la catégorie des pays à revenu intermédiaire. Pour les pays pré-émergents comme le Cambodge, la République démocratique populaire lao et le Myanmar, les technologies numériques peuvent devenir de nouveaux outils puissants dans la lutte contre la pauvreté.
L’Asie à l’avant-garde
Les acteurs asiatiques sont en tête dans presque tous les aspects de la numérisation, mais certains pays restent à la traîne. Les pays asiatiques se classent dans toute la gamme des revenus et, par conséquent, la région présente la plus grande dispersion en termes d’adoption des technologies numériques, le Japon, la Corée, la région administrative spéciale de Hong Kong et Singapour étant les précurseurs des tendances mondiales. Cependant, quel que soit le niveau de revenu, les pays asiatiques sont à l’avant-garde par rapport à leurs pairs du monde entier. En outre, même dans les pays relativement pauvres comme le Cambodge et le Népal, la numérisation s’accélère. Le commerce électronique et la technologie financière sont d’autres domaines dans lesquels l’Asie domine. Par exemple, la Chine représentait moins de 1 % de la valeur des transactions du commerce en ligne mondial de détail il y a une dizaine
Le commerce électronique pourrait non seulement stimuler la croissance, mais aussi la rendre plus durable.
d’années, mais aujourd’hui, cette proportion dépasse les 40 %. En pourcentage du total des ventes au détail, la pénétration du commerce électronique s’élève maintenant à 15 % en Chine, comparativement à 10 % aux États-Unis. La pénétration du commerce électronique est plus faible dans le reste de l’Asie, mais elle augmente rapidement, particulièrement en Inde, en Indonésie et au Viet Nam. En Indonésie, les plateformes de commerce électronique telles que Bukalapak, Lazada et Tokopedia se disputent le plus grand marché du commerce électronique en Asie du Sud-Est.
Dans le domaine de la technologie financière également, les pays asiatiques ont fait d’importants progrès, en adoptant souvent et rapidement de nouveaux types de technologie. Par exemple, en 2016, les paiements mobiles effectués par les particuliers pour des biens et services s’élevaient à 790 milliards de dollars en Chine, soit 11 fois plus qu’aux États-Unis. Les progrès technologiques peuvent apporter d’énormes avantages en stimulant la productivité et la croissance, et en créant de nouveaux emplois. Dans la plupart des pays d’Asie, la part des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le PIB a augmenté nettement plus vite que la croissance économique. Entre 2005 et 2015, la croissance des TIC a atteint une moyenne de 15,9 % en Inde, de 13,7 %
en Chine et de 7,1 % en Thaïlande, soit bien plus que leurs taux de croissance économique de 7,7 %, 9,7 % et 3,5 %. Au Japon, la croissance des TIC représentait presque quatre fois celle du PIB.
La numérisation devient par ailleurs une composante de plus en plus importante du PIB dans de nombreux pays asiatiques. Parmi les 10 premiers pays du monde dont le ratio TIC/PIB est le plus élevé, 7 se trouvent en Asie, dont la Malaisie, la Thaïlande et Singapour. La numérisation peut également stimuler la productivité dans d’autres secteurs. Nos travaux empiriques révèlent qu’une augmentation de 1 point de pourcentage dans la numérisation de l’économie chinoise est associée à 0,3 point de pourcentage de croissance du PIB. Il est important de noter qu’en Asie, l’innovation privilégie le secteur numérique.
Dans le classement des pays en fonction de la part des TIC dans le total des brevets, les pays asiatiques occupent les cinq premières places — ce qui souligne encore l’impact potentiel de la numérisation sur la stimulation de la croissance future. Le commerce électronique pourrait non seulement stimuler la croissance, mais aussi la rendre plus durable. Aux consommateurs, le commerce électronique peut offrir un meilleur accès à une plus large gamme de produits et services à des prix plus bas, ce qui, en fin de compte, stimule la consommation. Une étude de McKinsey & Company montre que même si 60 % des dépenses Internet en Chine sont détournées du commerce de détail traditionnel, près de 40 % représentent une nouvelle consommation Aux entreprises, le commerce électronique offre de nouvelles possibilités d’affaires et l’accès à des marchés plus vastes, favorisant ainsi l’investissement. Notre analyse révèle qu’au niveau de l’entreprise en Asie, la participation au commerce en ligne est associée à une augmentation de plus de 30 % de la productivité totale des facteurs, c’est-à-dire la part de la production qui ne comprend pas les intrants de main-d’oeuvre et de capital mesurés par des méthodes classiques.
L’innovation, le capital humain et, dans une certaine mesure, l’accès au financement semblent optimiser les performances des entreprises en ligne. Enfin, on constate que les entreprises engagées dans le commerce électronique exportent 50 % de plus que les autres. Les technologies financières peuvent également soutenir la croissance potentielle et la réduction de la pauvreté en renforçant le développement des finances ainsi que l’inclusion et l’efficacité financières. Elles peuvent aider des millions de personnes et de petites et moyennes entreprises à accéder aux services financiers à un coût abordable, surtout dans les pays pauvres. Ces technologies peuvent également être à l’origine
d’importants gains d’efficacité dans le secteur financier.
Par exemple, elles peuvent faciliter le recours aux paiements transfrontaliers qui réduisent à la fois les risques et les coûts pour les participants. Si tous les pays asiatiques où l’inclusion financière est faible passaient au niveau de la Thaïlande, à l’avant-garde des pays émergents de l’Asie, 20 millions de personnes pourraient sortir de la pauvreté, selon notre analyse. Enfin, la numérisation offre des moyens d’améliorer les finances publiques.
L’adoption de la numérisation par les pouvoirs publics peut, grâce à une meilleure communication des transactions, augmenter les recettes provenant des taxes sur la valeur ajoutée (TVA), des droits de douane et d’autres sources. Selon notre analyse, si les pays asiatiques arrivaient à mi-chemin du palmarès mondial, les recettes de TVA pourraient augmenter de 0,6 % du PIB. Pour les pays membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, les gains sont estimés à 1,2 % du PIB, et pour les petits États asiatiques, généralement moins proches de ce groupe de tête, ils sont de l’ordre de 2,5 % du PIB. Ces nouvelles technologies automatisent des activités de plus en plus complexes qui ne pouvaient être exécutées auparavant que par des personnes. On peut s’attendre à d’importantes transitions qui semblent rappeler l’ampleur des changements historiques dans les secteurs de l’agriculture et de la fabrication, créant ainsi de nouveaux obstacles à surmonter par les décideurs. Cette nouvelle vague de destruction créative transformera les emplois et les compétences ; les anciens emplois et entreprises disparaîtront, et de nouvelles occupations et entreprises verront le jour. Du point de vue historique, l’ajustement au changement s’est avéré difficile, et les gains furent inégalement répartis.
La nouvelle vague d’automatisation risque également d’accroître le chômage structurel, surtout parmi les travailleurs âgés et non qualifiés, en l’absence de nouveaux débouchés pour une main d’oeuvre déplacée, ce qui risque d’accroître les inégalités. L’automatisation par des robots industriels est un domaine dans lequel l’Asie est manifestement à la pointe de la technologie, les deux tiers des robots industriels du monde étant employés dans la région. Notre étude analyse l’impact de l’utilisation des robots sur l’emploi dans un grand échantillon de pays d’Asie, d’Europe et des Amériques. Contrairement aux pires craintes de certains observateurs, il semble que les facteurs d’amélioration de la productivité (et donc de la création d’emplois) aient compensé l’élimination des emplois obsolètes.
Cependant, si l’on se concentre uniquement sur l’Asie, on observe un léger impact négatif sur l’emploi global, en particulier dans les secteurs fortement automatisés comme l’électronique et l’automobile. En outre, comme d’autres, nous constatons que les travailleurs ayant un niveau d’éducation moyen risquent plus de perdre leur emploi que ceux qui ont un niveau d’éducation faible ou élevé, vu que les emplois les plus susceptibles d’être automatisés ont tendance à comprendre des tâches routinières exécutées par des travailleurs ayant des compétences de niveau intermédiaire. Au Japon, où la population active diminue, l’augmentation du nombre de robots dans l’industrie manufacturière est associée non seulement à une plus grande productivité mais aussi à des gains en termes d’emploi et de salaires (voir « Au pays des robots » dans le numéro de F&D de juin 2018).
Le cas du Japon semble indiquer que des pays comme la Chine, la Corée et la Thaïlande, qui seront confrontés à des tendances démographiques semblables à l’avenir, pourraient également bénéficier de l’automatisation. D’autre part, à l’avenir, certaines technologies numériques récentes pourraient transformer les chaînes de valeur mondiales, dans lesquelles les pays asiatiques occupent une place prépondérante. En Asie, le secteur manufacturier est basé traditionnellement sur l’offre d’une main-d’oeuvre relativement peu coûteuse et peu qualifiée. Mais l’intelligence artificielle, la robotique et l’impression 3-D devraient réduire la compétitivité basée sur les salaires, transformant ainsi les procédés de fabrication et conduisant éventuellement à la délocalisation de la production vers les pays avancés. Certaines preuves anecdotiques semblent indiquer que ce retour est déjà amorcé ; les pays disposant de grandes réserves de main-d’oeuvre peu qualifiée pourraient subir des pressions qui les incitent à créer des modèles de croissance radicalement nouveaux.
La technologie financière pose également des risques pour le secteur financier si elle nuit à la concurrence, à la politique monétaire, à la stabilité et à l’intégrité financières, et à la protection des consommateurs et des investisseurs. Cette technologie peut perturber les modèles de gestion des institutions financières en place et donner lieu à un transfert des activités en dehors du secteur réglementé. Dans les pays les plus disposés à adopter rapidement les nouvelles technologies, l’infrastructure financière traditionnelle, en particulier les succursales bancaires, tend également à diminuer. Contrairement à leurs équivalents américains, les géants asiatiques de la technologie, particulièrement en Chine, sont devenus d’importants fournisseurs de services financiers, ce qui exerce des pressions concurrentielles sur les institutions financières classiques. Les cryptomonnaies, secteur où l’Asie est un chef de file, peuvent présenter des risques associés au blanchiment d’argent, à l’évasion fiscale, au contournement des contrôles du mouvement des capitaux et à d’autres formes d’activités illicites. Même si les plateformes numériques peuvent accroître les avantages du commerce électronique, elles soulèvent des problèmes de concurrence.
Les économies d’échelle peuvent conduire à une dynamique d’appropriation par les gagnants et poser des problèmes anticoncurrentiels, particulièrement quand les plateformes de commerce électronique prennent de l’envergure. En raison des effets de réseau, il est difficile pour les détaillants et les fournisseurs de changer de plateforme, ce qui renforce leur emprise sur le marché. Les plateformes numériques pourraient également éroder l’assiette fiscale. Par exemple, les plateformes de type poste-àposte telles qu’Airbnb et Uber (ou leurs concurrents asiatiques GO-JEK, Grab et Tujia) permettent aux opérateurs des transactions normalement effectuées dans des secteurs fortement taxés et réglementés, comme les services de taxi ou les hôtels, d’éviter ou d’éluder les taxes.
Trouver le bon équilibre
Même si la révolution numérique est inévitable, le résultat (utopien ou dystopien) dépendra des politiques adoptées. Ces politiques doivent trouver le juste équilibre entre le progrès des technologies numériques et la prise en compte des aléas. Les politiques visant à exploiter les dividendes de la numérisation comprennent la réorganisation de l’éducation pour répondre à la demande de compétences plus souples et d’apprentissage tout au long de la vie, ainsi que de nouvelles formations, surtout pour les travailleurs les plus touchés ; la réduction de l’inadéquation des compétences entre les travailleurs et les emplois ; l’investissement dans des infrastructures matérielles et réglementaires qui stimulent la concurrence et l’innovation ; la résolution des problèmes sociaux et du marché du travail, y compris la redistribution des revenus et les filets de sécurité.
Compte tenu de la portée mondiale inhérente à ces technologies, la coopération régionale et internationale est essentielle à l’élaboration de solutions politiques efficaces. Plus la société est disposée à secourir les laissés-pour-compte, plus elle pourra accepter un rythme d’innovation plus rapide tout en veillant à ce que chacun s’en sorte mieux. Avec les bonnes politiques, la révolution numérique pourrait devenir un nouveau moteur de croissance et de prospérité pour l’Asie et le monde.