Le 4 janvier 2011, Mohamed Bouazizi décédait des suites de son immolation, quelques jours plus tôt. Les émeutes qui suivirent participèrent au déclenchement de la révolution tunisienne et peut-être plus largement aux «printemps arabes». Cinq ans plus tard, les Tunisiens ont fini de rêver. La répression est de retour.
Cinq ans. Il aura été permis aux Tunisiens de rêver pendant cinq ans. A la veille du cinquième anniversaire du suicide spectaculaire de Mohamed Bouazizi, acte fondateur de la révolution tunisienne, une gamine de 17 ans a été arrêtée par la police. Le motif avancé de l’arrestation ? «Participation à une manifestation pour la préservation du patrimoine.» Le motif réel ? «Insulte contre des policiers sur Facebook.» Le motif des insultes que l’on retrouve effectivement sur son profil ? Une police qui n’a pas été réformée et qui, depuis la prétendue chute de la dictature, n’a guère changé de manière de procéder.
La lutte contre le terrorisme, légitimation ultime d’un pouvoir sans imagination
Depuis le dernier attentat de Tunis, l’Etat estime avoir carte blanche pour faire ce qu’il entend. Or, depuis cet attentat, l’état d’urgence et la lutte contre le terrorisme ont surtout été l’occasion pour la police de prendre sa revanche sur une population qui s’en était affranchie. Dans unEtat qui n’a pas réformé un système pénal qui servait d’outil privilégié de contrôle et de maintien de la population sous son autorité, on peut s’inquiéter de voir disparaître toutes les libertés qui ont été chèrement acquises. D’autant plus que la situation économique est catastrophique et que le gouvernement ne semble avoir ni idées ni solutions pour y remédier. Ainsi, la crainte de voir une contestation populaire naître peut pousser ce gouvernement à s’assurer de la docilité de la population et de la loyauté de son appareil sécuritaire que la révolution a malmenée sur un plan symbolique.
Depuis trois semaines, les arrestations arbitraires et injustes suivies de condamnations iniques se succèdent et se ressemblent. C’est que le système judiciaire a été façonné afin de servir au ministère de l’Intérieur des jugements sur commande. Ainsi, l’horreur de la répression policière aveugle que l’on pensait révolue est en train de s’abattre à nouveau. La jeunesse des quartiers défavorisés, les artistes, les minorités sexuelles, tous ceux qui ont eu le malheur et la naïveté de croire qu’ils pouvaient être libres vivent la persécution. La police, sous l’œil bienveillant du pouvoir politique, est en train de dresser et de dompter la population. L’ironie veut que cette vague répressive se soit intensifiée justement la semaine d’attribution d’un prix Nobel aux acteurs du dialogue national. Et cela dans le silence complice desdits acteurs du dialogue national parmi lesquels figure pourtant la Ligue tunisienne des droits de l’homme.
Retour à la case départ
L’ordre répressif policier est de retour. Soutenu par un pouvoir politique que se partagent Nidaa Tounes, un parti prétendument progressiste, mais résolument réactionnaire et Ennahdha, le parti islamiste. L’un regroupe autour de la figure nonagénaire de Béji Caïd Essebsi les anciens caciques du régime dictatorial, l’autre ce que l’on fait de mieux dans le registre du réactionnaire. Le partage du pouvoir et la récupération du système politique dictatorial finement élaboré s’est fait sans trop de heurts. Les promesses électorales concernant les réformes du code pénal et du code de la procédure pénale ont vite été oubliées. Ce code pénal qui considère comme un crime passible d’une à cinq années de prison le fait de fumer du cannabis et qui considère l’homosexualité comme un crime passible de trois années de prison. Pour prouver l’un et l’autre de ces «crimes», l’on fait pratiquer un examen anal ou une analyse d’urine. Ces articles, pensés par les juristes de la dictature de Ben Ali comme des moyens privilégiés d’arrêter et d’opprimer les opposants, se révèlent bien utiles à ce nouveau pouvoir. Le code de la procédure pénale, lui, assujettit totalement le judiciaire à l’exécutif, faisant du système judiciaire tunisien une marionnette sans aucun pouvoir. Preuve en est, cela fait presque deux mois que la Tunisie n’a pas de ministre de la Justice. Sans que cela ne semble déranger grand monde.
Il convient, certainement, de rappeler que le précédent ministre de la Justice a été débarqué du gouvernement après avoir pris position contre la loi criminalisant l’homosexualité. En attendant, des gens moisissent en prison et la police est de plus en plus méprisante, violente et agressive à l’égard des citoyens. Quid de la lutte antiterroriste ? On peut poser la question. Mais, déjà, il faut tirer la sonnette d’alarme en ce qui concerne les libertés fondamentales : la liberté d’expression, la liberté d’exercer de son corps ainsi qu’on l’entend dans le cadre privé et entre adultes consentants et aussi la dépénalisation d’un acte qui au pire peut être considéré comme un délit. Aujourd’hui, une adolescente de 17 ans a été arrêtée pour avoir défendu le patrimoine historique de sa ville et avoir exprimé sa rage sur un réseau social. Demain, pourrons-nous encore parler librement dans la rue ?
Par Shiran Ben Abderrazak, Directeur d’une résidence d’artistes à Hammamet (Dar Eyquem). En 2005, il a publié un recueil de chroniques sur la révolution tunisienne : «Journal d’une défaite».
source : liberation